Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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République (IIe) (suite)

On sait les chaumières nostalgiques de la légende napoléonienne et surtout de la belle époque des hauts prix agricoles, qui a pris fin en 1815. Pour la France paysanne et analphabète, point n’est besoin de programme, la filiation impériale pourvoit à tout. L’image de marque du neveu de l’Empereur est bien ternie dans les cercles conservateurs, qui ne se font aucune illusion sur la moralité de cet aventurier, de ce déclassé criblé de dettes, non plus que sur ses ambitions. Mais les chefs du parti de l’Ordre veulent se servir du personnage, que l’on croit sans envergure et qui, lors de sa nouvelle apparition à la Chambre (il a été réélu en septembre dans 4 départements et à Paris, où il réunit 100 000 voix), a fait une piètre impression. D’ailleurs, Thiers tranche : « C’est un crétin que l’on mènera. » En attendant, le prince promet tout à tout le monde. À droite, la liberté de l’enseignement et la restauration — à défaut de la Restauration... — de l’autorité de l’État. À gauche, la justice sociale. L’ouvrier s’entend rappeler que le neveu de l’Empereur a constamment soutenu un projet d’amnistie pour les condamnés de juin, et qu’il est l’auteur de l’Extinction du paupérisme. Les relations équivoques que Louis Napoléon entretient avec Louis Blanc et Proudhon* témoignent de l’étrange fascination qu’exerce le démagogue sur des démocrates peu lucides. Le 10 décembre 1848, c’est le triomphe, qui consacre l’excellente stratégie du parti de l’Ordre, l’habileté du prince, mais surtout le poids de l’électoral paysan et, à travers lui, la gravité des problèmes de la terre, qu’avaient masquée jusqu’alors les questions purement ouvrières. Marx ne s’y était pas trompé, qui voyait dans ce vote ambigu un puissant courant de libération, sinon l’amorce d’une seconde révolution.


La réaction (1848-1850)

Le nouveau président appelle Odilon Barrot, l’ancien chef de la gauche dynastique, à la direction de son premier cabinet. Prudents, les autres chefs du parti de l’Ordre se récusent, à l’exception du comte de Falloux, nouveau ministre de l’Instruction publique et des cultes. Désireux de se concilier l’appui de l’Église, le gouvernement fait un premier coup de force. Un corps expéditionnaire, commandé par le général Oudinot (1791-1863), avait été envoyé en Italie pour faire contrepoids à l’intervention autrichienne contre les régimes libéraux, qui battait son plein en ce début de 1849. Cette décision s’inscrivait parfaitement dans la ligne politique étrangère française depuis 1831. Oudinot reçoit pour mission de rétablir sur le trône le pape Pie IX*, réfugié à Gaète, et par-là d’attaquer, en violation de la Constitution, la jeune République romaine de Mazzini*. Bafouée, l’Assemblée constituante n’y pouvait rien ; sauf à blâmer le gouvernement, mesure au demeurant platonique à la veille d’un nouveau scrutin.

La campagne pour les législatives, fixées au 13 mai 1849, se caractérise par une polarisation des tendances. La gauche s’est ressaisie, après une longue traversée du désert. Faisant taire leurs querelles, Montagnards et socialistes s’unissent dans la solidarité républicaine. La leçon du 10 décembre a porté, et c’est vers la conquête des électeurs ruraux que les efforts des « démoc’soc’» sont orientés. Le programme montagnard fait désormais une large place à l’organisation du crédit agricole, à la défense de la petite exploitation et à la réforme fiscale. Par surprise, la gauche réussit à faire passer à la Chambre moribonde une réduction des impôts indirects. Le parti de l’Ordre se présente sous la bannière de l’Union électorale, émanation du comité de la rue de Poitiers, qui regroupe monarchistes, bonapartistes et conservateurs de toutes obédiences. Au centre, la Société des amis de la Constitution, dernier avatar du groupe du National, mène une campagne du juste milieu, sans envergure et sans conviction. L’Assemblée qui sort des urnes le 13 mai consacre l’éclatant succès du parti de l’Ordre : plus de 450 députés sur 750. Les notables monarchistes et cléricaux de l’Ouest, du Nord et du Languedoc, et leurs alliés de la bourgeoisie, ont fait la démonstration de leur influence prépondérante, un an après la révolution, qui apparaît ainsi ramenée à ses justes proportions : une émeute parisienne qui a bien réussi.

Paradoxalement, cette victoire est considérée par la droite comme une défaite en raison du faible écart de voix qui sépare son score (3 300 000) de celui de la Montagne (2 300 000). Malgré les pressions administratives, les saisies de journaux et les menaces d’excommunication de curés zélés, la gauche a obtenu 200 sièges. Elle arrive en tête à Paris et dans une trentaine de départements. Quatorze départements ont une représentation exclusivement montagnarde. Toute une France rurale se découvre « rouge », Limousin, Nièvre, Allier, Saône-et-Loire, Alpes, Jura, Var. Même l’armée a élu des sous-officiers démocrates-socialistes, tandis que le maréchal Bugeaud* était écrasé en Dordogne ! Quant aux républicains bourgeois, laminés entre les deux blocs, ils disparaissent, Lamartine et Garnier-Pagès sont battus. Notons pour l’histoire que, dans de nombreuses régions, la répartition des forces respectives de la gauche et de la droite est encore identique de nos jours à celle de ce scrutin d’il y a cent vingt-cinq ans.

Malheureusement, l’inconsciente politique des chefs montagnards va leur faire perdre en un jour le bénéfice de cette remontée spectaculaire. Une nouvelle attaque du corps Oudinot contre Rome provoque le 11 juin une mise en accusation du gouvernement par Ledru-Rollin, dont la proposition est rejetée par la Législative. Le 13, Montagnards et socialistes parisiens lancent un appel au peuple, interprété comme un appel à l’insurrection. Cette dernière « journée » se termine piteusement. Ledru-Rollin, qui n’a réuni qu’une poignée d’hommes, se réfugie au Conservatoire national des arts et métiers, où sa Convention révolutionnaire est rapidement dispersée par la troupe. En province, Lyon se révolte pour quelques heures. Quelques manifestations se déroulent à Toulouse, Grenoble et Strasbourg. La répression n’en aura que plus d’ampleur, et les autorités s’emploient tout particulièrement à porter de rudes atteintes à la liberté de réunion (loi du 19 juin) et à la liberté d’expression (loi du 27 juill.).