Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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religion (sociologie de la) (suite)

Plus généralement, l’approche sociologique distingue dans le phénomène religieux un double palier : une religion de première main, impliquant cette expérience vivante du sacré ; une religion de deuxième main, impliquant sa mise en conserve dans les dogmes, les rites et les organisations. Le phénomène religieux devient ainsi un phénomène oscillatoire, semi-théurgique, semi-théologique, menacé à la fois par les évanescences fiévreuses de ses aspects « urgiques » et par la pétrification rigide de ses aspects « logiques » : ce que les vieux sociologues français apercevaient comme étant l’alternance des périodes « critiques » et des périodes « organiques ». C’est pourquoi, d’ailleurs, l’acte faiseur de sacré — le sacrifice —, qui est aussi l’acte central du phénomène religieux, se déroule comme un aménagement méthodique des voies d’aller et des voies de retour. On est tenté de dire : un aménagement des systèmes de compression et des systèmes de décompression pour que la plongée dans les profondeurs du sacré ne soit pas mortelle pour le corps et l’esprit du sacrificateur.

Cette connivence entre l’expérience du sacré et sa viabilisation religieuse se retrouve dans les trois phases souvent distinguées soit dans l’évolution des formes religieuses, soit dans la stratification de toute religion, puisqu’en chaque religion s’anticipe ou se récapitule l’évolution ou l’involution de telles formes.


Les religions de la nature

Correspondant aux sociétés traditionnelles, l’expérience du sacré s’y révèle dans les cultes de possession largement analysés par E. Durkheim et étudiés aujourd’hui dans les colloques internationaux. « C’est dans ces milieux sociaux effervescents et de cette effervescence même que paraît être née l’idée religieuse [...] » (Durkheim). L’expérience du sacré est alors l’expérience d’une société chaude, au-dessus de la société encore froide ou déjà refroidie, et donc, en ce sens, l’expérience d’une sur-société. Plus généralement, elle accompagne rituellement les diverses conduites de passage : celles de la naissance, celles de l’amour, celles de la mort ; et ces rites, justement nommés rites de passage, forment le socle sur lequel seront bâties la pratique et la théorie des actes justement dénommés sacrements dans les théologies ou les théurgies plus évoluées.


Les religions de la cité

Correspondant aux sociétés devenant ou devenues nationales, avec ou sans État, ces religions émergent soit comme extension attestataire et fédéraliste des religions de la nature, soit comme retraits contestataires et autonomisants vis-à-vis des religions universelles, perçues alors comme religions arbitrairement dominantes. C’est dire qu’elles peuvent être antécédentes ou consécutives à une telle religion universelle. Antécédentes, elles sont alors religion d’une cité, d’une fédération, d’un État, voire d’un empire, même si, à l’intérieur d’elles-mêmes, elles connaissent déjà des clivages à la fois plus personnalisants et plus universalisants, comme ceux qui ont été introduits dans l’Antiquité gréco-romaine par les cultes à mystères. Consécutives, elles tendent alors à dédoubler une religion universelle devenant dominante pour l’accepter et la refuser en y distinguant une religion des dominateurs — refusée — et une religion des dominés — acceptée —, cette dernière épousant la conscience nationale et ses postulats culturels ; le catholicisme philippin a connu un tel dédoublement devant l’importation religieuse espagnole, et c’est un dédoublement de ce genre qui différencie l’islām chī‘ite, comme iranisation de l’islām vis-à-vis de l’islām arabe, mobilisé et immobilisé dans l’islām sunnite...


Les religions de l’univers

Correspondant à l’ordre ou à l’hypothèse d’une société universelle, ces religions sont peu nombreuses (bouddhisme*, islām*, christianisme*), et leur expansion dans l’univers est demeurée aléatoire. Elles ne sont devenues dominantes que dans la mesure où elles ont eu partie liée avec une civilisation dominante. L’extension de l’islām fut ainsi liée au flux de l’expansionnisme arabe, en attendant que le reflux de celui-ci se traduise par le plafonnement de l’universalisation escomptée. L’expansion du ou des christianismes fut liée à l’expansionnisme européen dans des aires occupées soit par des religions traditionnelles de la nature (Afrique noire), soit par des religions de la cité ou même de l’empire (Pérou, Mexique), ou même par d’autres religions universelles du Moyen- ou de l’Extrême-Orient. Le reflux de cette expansion, contemporain de la décolonisation, s’accompagne également d’un renouveau des religions endogènes, comme force de résistance aux christianismes importés. En certains cas, des syncrétismes nourris de cette importation et de sa trame messianique ne sont pas sans forger des messianismes autochtones, préconscience collective d’une résistance, voire d’une révolte ou d’une révolution et tête de pont d’une émancipation politique, économique et culturelle. Les divers œcuménismes du xxe s. opèrent sur cet échiquier, où la stratégie des croisades et des expéditions politico-ecclésiastiques, après avoir été relayée par celle des missions, laisse de plus en plus le champ libre à celle des dialogues ou même des symbioses.


Approche sociologique des comportements religieux

Ce premier et sommaire panorama manifeste déjà, dans les comportements religieux, une diversité qui interdit les slogans de toute approche moniste, ceux qui sont dictés en particulier par une prétendue progression ou une non moins prétendue régression du phénomène religieux, ceux de la religion « gardienne de l’ordre établi », « opium du peuple », ou ceux, inverses, d’une religion clef de voûte d’une cohésion sociale ou point oméga de l’avenir humain. Car, selon les cas, le phénomène religieux intègre ou désintègre la société, favorise la soumission ou fomente la révolte, s’intériorise ou s’extériorise, connaît des essors qui sont des déclins ou bien des déclins qui sont des essors, s’unifie ou se pluralise et généralement connaît une intensité inversement proportionnelle à son extension. On peut distinguer cependant trois types de comportements.