Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Racine (Jean) (suite)

Avec Mithridate (1673), Iphigénie (1674) et Phèdre (1677), Racine revient aux sujets antiques : la grandeur de Rome dans le Proche-Orient pour la première de ces tragédies, l’histoire légendaire de la Grèce pour les deux autres. Il retrouve le drame sacré, où domine la volonté des dieux, où l’humain ne se sépare pas encore du sacré ; il remonte d’Euripide à Eschyle.

Chez Eschyle comme chez Racine, les forces supérieures à l’homme sont réalisées par les passions humaines. L’acte est le résultat de la pensée, et la pensée le commentaire profond de l’acte. Racine fait sans cesse progresser le drame par la psychologie. Nous n’avons pas d’exposition de caractères ou d’actions, mais des évolutions et des crises. Eschyle, tout proche de la tradition religieuse hellénique, part de notions surhumaines, que Racine, instruit par les jansénistes, retrouve spontanément au fond de l’homme. Racine a conçu la « nature humaine », ce qu’il a cru être sa perversion ou sa pureté prédestinée ; il est allé d’Andromaque à Phèdre, c’est-à-dire de la figure légendaire à l’image mythique, de la veuve d’Hector à la petite-fille du Soleil. Son dernier mot ne pouvait être que Dieu : il le chanta par deux fois, et sur l’ordre de Louis XIV, dans Esther (1689), dans Athalie (1691). L’évolution de son œuvre traduit celle de sa pensée.


Du bonheur des conventions

Racine n’est pas un créateur de système dramatique, un inventeur de formes comme Corneille : il a pris la tragédie dans l’état où elle se trouvait de son temps et s’est soumis à des règles dont il reconnaissait le bien-fondé et qu’il utilisa parce qu’il les sentait en accord avec son génie. Il n’a rien d’un doctrinaire et jamais ne songea, comme son illustre rival, à composer des œuvres comparables aux Discours sur le poème dramatique. Dans ses préfaces, il n’expose pas de théorie ; il se contente de répondre aux attaques de ses ennemis. C’est qu’il accepte sans réserve les règles qui régentent le théâtre depuis 1630 : les fameuses trois unités, les bienséances, la dignité tragique et le bon goût. Il a pourtant préféré à l’invraisemblable vrai de Corneille la vraisemblance et aux intrigues implexes et complexes de ce dernier la simplicité de l’action. Faire quelque chose de rien lui a paru le dernier mot de l’art. Il a fait plus encore : il a utilisé les conventions de la tragédie pour créer un univers clos, tendu, surchauffé, où se déroule avec rigueur la mécanique des passions, où se manifeste dans toute sa dureté la volonté des dieux. Le libre arbitre est un vain mot : nous sommes le jouet de forces qui agissent à notre place, nous sommes damnés ou sauvés malgré nous. C’était prendre le contrepied de l’éthique cornélienne, qui fait confiance à la volonté, au courage et à la raison de l’homme. Si Phèdre apparaît comme le drame de l’amour par excellence, c’est parce que les décisions, les efforts et les entreprises des principaux personnages se brisent devant les arrêts du Destin et devant Vénus, qui les exécute.

Racine, envié, discuté, n’a pas joui tranquillement de son triomphe. Chacune de ses pièces fit lever cabales, libelles, parodies et pamphlets, qui témoignèrent à la fois de ses succès et de l’acharnement d’une opposition qui ne désarma pas. À Andromaque répondit la Folle Querelle, une pièce de Subligny (1668), à Britannicus et à Artémise et Poliante une nouvelle de Boursault (1670), à Bérénice la contre-épreuve de Corneille (1670), à Iphigénie celle de Leclerc et de Coras (1675), à Phèdre celle de Pradon (1677), qui suscita une cabale célèbre. Les auteurs envieux, les partisans de Corneille, tous ceux que faisait enrager l’insolente élévation de Racine se sont unis pour abattre celui-ci. Personne ne peut dire qu’ils y soient parvenus, bien qu’après la cabale de Phèdre Racine ait renoncé au théâtre, car aucun document ne nous éclaire sur ses dispositions d’esprit et ses désirs pendant la décennie décisive. Aucune lettre, aucun journal intime pour nous renseigner. Racine lui-même ne s’est pas expliqué sur ce sujet, pas plus qu’il n’a dit à quel point il fut attaché aux deux comédiennes qu’il a aimées : la Du Parc, qui mourut en décembre 1668 (on rapporte qu’il en éprouva un réel chagrin), et la Champmeslé (1642-1698), qu’il fit débuter à l’hôtel de Bourgogne dans le rôle d’Hermione au printemps de 1669. Le poète qui a décrit avec le plus d’acuité douloureuse et de grandeur l’amour jaloux, possessif, violent et morbide sembla avoir partagé paisiblement sa maîtresse avec d’autres amants et avoir toléré son mari, le comédien Champmeslé : une épigramme célèbre de Boileau en témoigne. Ce n’est pas sur lui-même que Racine a étudié les effets et les ravages de l’amour-maladie : son imagination, sa sensibilité, ses dons littéraires ont fait leur office. L’œuvre d’art n’est pas une confidence, mais une expérience où l’artiste doit dépasser ses sentiments et ses idées : c’est là que se manifeste le génie. Racine ne s’engagea dans aucune autre passion que celle de la littérature ; les femmes ne lui ont pas fait perdre la tête. Son fils Louis dira plus tard pour expliquer cette réserve : « À cause de la tendresse de son cœur, il regardait l’amour comme plus dangereux encore pour lui que pour un autre. » Aussi n’est-ce pas ses liaisons ni ses incartades de jeunesse qu’il déplorera une fois converti, mais ses moqueries sur Port-Royal et son oubli de Dieu.

Ce que nous savons avec certitude, c’est que la Champmeslé, formée par Racine, interprétait à ravir les héroïnes de ses tragédies et modulait selon ses vœux le « chant » racinien. Mme de Sévigné se trompe quand elle assure que Racine écrit des pièces pour la Champmeslé, non pour les siècles à venir ; elle ne se trompe pas quand elle la nomme « la plus merveilleuse comédienne que j’aie jamais vue ». Un recueil anonyme loue la voix agréable de la Champmeslé et déclare que celle-ci sait la conduire avec beaucoup d’art et qu’elle « y donne à propos des inflexions si naturelles qu’il semble qu’elle ait véritablement dans le cœur une passion, qui n’est que dans sa bouche ».