Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Racine (Jean) (suite)

Vivre pour soi

Il est normal qu’un jeune homme aussi impatient de réussite et aussi doué que l’est Racine, après avoir été imbu de préceptes si austères, regimbe contre eux et s’engage d’abord sur la route qu’on lui représente comme celle de la perdition : Racine veut vivre pour soi. Comme il est plus aiguillonné, semble-t-il, par l’ambition que par la sensualité, c’est la gloire, les honneurs de ce monde qu’il recherche. Il fait son année de philosophie (1658-59) au collège d’Harcourt, où l’esprit janséniste n’est pas persécuté. Il habite chez son cousin Nicolas Vitard, alors intendant du duc de Luynes. Dans la maison de ce parent, il rencontre de jeunes mondains lettrés, auxquels il soumet sans doute ses premiers vers, des œuvres de circonstance (sonnet à la gloire de Mazarin, poème sur une rougeole du roi) avec lesquelles il espère capter l’attention et la bienveillance des grands pour obtenir une justification sociale et des pensions. De même que le jeune Marcel Proust aspirera à avoir ses entrées dans le faubourg Saint-Germain, le jeune Racine rêve de sortir de son milieu bourgeois et de fréquenter la société élégante, le bel air. Ses dons littéraires peuvent servir à son élévation ; aussi, malgré les avertissements de Port-Royal, Racine se décide-t-il à devenir écrivain. En septembre 1660, il publie, sans nom d’auteur, à l’occasion du mariage du roi, la Nymphe de la Seine à la Reyne. L’ode plaît à Charles Perrault et surtout à Chapelain, qui s’en souviendra plus tard. Racine connaît aussi des déboires : une tragédie dont on n’a conservé que le titre, Amasie, est refusée par les comédiens du Marais, et une autre l’année suivante (1661) par l’hôtel de Bourgogne. Rebuté par ces insuccès, endetté aussi il part à l’automne pour Uzès chez son oncle maternel, le P. Antoine Sconin, vicaire général et official de l’évêque d’Uzès : il espère obtenir un bénéfice ecclésiastique, état qui ne l’éloignerait pas de la littérature et assurerait sa subsistance, car, sans fortune personnelle, il ne peut attendre que la renommée vienne à lui. « Je lis des vers, je tâche d’en faire », écrit-il d’Uzès à l’abbé Le Vasseur. Si le bénéfice escompté par son oncle le chanoine ne lui échoit pas, il découvre du moins la lumière méditerranéenne et la vivacité des Languedociens : « Pour moi j’espère que l’air du pays me va raffiner de moitié pour peu que j’y demeure, car je vous assure qu’on y est fin et délié plus qu’en aucun lieu du monde. » Il fait de longues lectures, des rêveries plus longues encore, et aussi des poésies. On peut se faire une idée de leur ingéniosité et de leur badinage par la longue lettre à La Fontaine du 4 juillet 1662.

De retour à Paris, Racine est plus résolu que jamais à faire sa percée, et le plus vite possible. L’engouement pour le théâtre, favorisé par le jeune Louis XIV et sa cour, battant son plein, il se décide à en profiter et à composer des poèmes dramatiques. Comme tous les débutants, il commence par imiter les auteurs les plus en vogue à cette date : Corneille et Quinault. Dans la Thébaïde ou les Frères ennemis, dont le sujet est tiré des Sept contre Thèbes d’Eschyle, il essaie de rivaliser avec Corneille, maître incontesté du genre héroïque et de l’éloquence politique. Point d’amour dans la pièce et une catastrophe des plus sanglantes : Racine s’y guindé un peu et n’obtient qu’un succès d’estime (douze représentations en un mois), bien que la troupe de Molière ait monté la pièce avec soin (20 juin 1664). Le texte paraît la même année, en automne, avec une épître dédicatoire au duc de Saint-Aignan, qui a encouragé Racine dès son ode de la Renommée aux Muses. Avec Alexandre le Grand, Racine se tourne vers Quinault, qui, avant de devenir le librettiste de Lully, triomphait dans des tragédies de style doucereux et galant : le 4 décembre 1665, les comédiens de Molière jouent pour la première fois Alexandre le Grand avec La Grange dans le rôle titulaire et la Du Parc « brillante comme une Diane » dans celui d’Axiane. Cette fois, on reproche à l’auteur de faire la part trop belle à l’amour, de transformer Alexandre en Amadis, en Céladon, mais la pièce, censurée par Corneille, par Saint-Évremond, plaît au roi, au duc d’Orléans, au grand Condé, au duc d’Enghien. Elle paraît en librairie au début de l’année suivante avec une dédicace au roi : « Sire, voici une seconde entreprise qui n’est pas moins hardie que la première. Je ne me contente pas d’avoir mis à la tête de mon ouvrage le nom d’Alexandre, j’y ajoute encore celui de Votre Majesté, c’est-à-dire que j’assemble tout ce que le siècle présent et les siècles passés peuvent fournir de plus grand. » Racine semble ne pas être satisfait de l’interprétation, puisqu’il porte aussitôt sa pièce à l’hôtel de Bourgogne : les « Grands Comédiens » l’affichent le 18 décembre 1665, alors que le Palais-Royal la joue pour la sixième fois. Ce procédé scandalise Molière, qui se brouille pour toujours avec Racine.

L’amour du théâtre conduit aux liaisons avec les comédiennes : Racine s’éprend de la Du Parc, qui le paie de retour. Désormais, les liens avec Port-Royal se distendent, le jeune dramaturge, enivré de ses succès, entendant bien persévérer dans la voie criminelle du théâtre. Selon les époques, l’Église a plus ou moins toléré les spectacles ; avant que Bossuet ne fulmine contre le théâtre, ce sont les jansénistes qui l’attaquent. Racine, se sentant visé, répond. La rupture avec Port-Royal est consommée.

De 1664 à 1666, Nicole a publié dix-huit lettres, à l’imitation des Provinciales, où il défend l’« héritage imaginaire » de Jansénius, et, dans les huit dernières, il s’en prend, à travers Desmarets de Saint-Sorlin, aux romans et aux pièces de théâtre : « Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels. » « Mon père se persuada que ces paroles n’avaient été écrites que contre lui », dit Louis Racine. En tout cas, Racine publie en janvier 1666 une Lettre à l’auteur des « Hérésies imaginaires » et des « Deux Visionnaires », où il exerce sa verve sur Port-Royal et ridiculise le discernement de la mère Angélique Arnauld. Avec une méchanceté concertée, il s’en prend aux personnes et ne discute pas sur le fond du problème. Il en appelle au public : a raison celui qui met les rieurs de son côté. Nicole fait répondre deux de ses amis ; Racine leur répond à son tour en mai, mais, sur le conseil de Boileau, ne publie pas la lettre. En mai 1667, il écrit une préface pour une édition de ces deux lettres, qu’il a l’intention de publier réunies, mais Port-Royal fait pression sur Nicolas Vitard et celui-ci sur Racine, si bien que l’affaire n’a pas de suite. Ce qu’on a appelé la « querelle des imaginaires » montre qu’à cette date Racine a trahi la morale de M. Hamon : il vit pour soi. Il a misé sur le monde et gagné son pari. L’amour du théâtre et de la littérature le tient ; l’appétit de considération mondaine et de gloire officielle l’occupe aussi : Racine le déclare tout net à ses anciens maîtres. Le seul principe qu’il admette sert de conclusion à sa première Lettre : « Il faut que chacun suive sa vocation. »