Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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psychanalyse (suite)

Freud reproche à Reich son engagement politique sans doute pour deux raisons majeures. En premier lieu, la psychanalyse ne doit pas lier son sort à celui de la politique dont les intérêts, il faudrait dire les passions et les illusions, ne sont pas les siens. Elle risquerait d’y perdre sa voie de développement et le sens de la subversion qu’elle introduit dans l’éthique. D’autre part, Reich rompt avec la règle de neutralité à l’égard des patients. S’il s’engage, il induit le comportement de ceux-ci, soit par réaction, soit en devenant leur directeur de conscience, alors qu’ils doivent eux-mêmes faire le travail, trouver la vérité de leur désir et décider de l’issue de la cure. Cette règle a plus tard été définie par Lacan* comme le « non-agir actif ». Selon Reich, cette neutralité est un leurre, qui livre l’individu à la société, que seul il ne peut changer. Ne pouvant remédier aux causes sociales de sa maladie, il doit s’en accommoder, et la psychanalyse l’aide à s’intégrer plus aisément à l’ordre social.

Ce débat paraît sans issue parce qu’il se cantonne au rapport analyste-patient. La règle de neutralité concerne pourtant le seul analyste. Il est vrai que Freud se méfie des traits compulsionnels et névrotiques que peut comporter la lutte politique pour la libération sexuelle, vrai aussi que la cure psychanalytique décharge l’agressivité sociale. Mais cela ne porte pas condamnation d’une lutte politique menée par les intéressés, d’autant que le prolétariat est pratiquement exclu de la relation analytique pour raisons culturelles et pécuniaires. La psychanalyse peut même aller plus loin et tenir, comme le fait Lacan, l’agitateur révolutionnaire pour un homme de vérité. Sa critique des valeurs et des rôles sociaux dissout, à sa manière, les idéaux du moi que le sujet en psychanalyse rencontre comme un obstacle, car il doit se déprendre de ces idéaux auxquels il s’est identifié et aliéné. C’est de l’analyste seul que la neutralité reste exigée.

Le désaccord de Reich avec Freud sur l’engagement politique le conduit à rompre sur deux points — la nécessité de l’Œdipe et l’instinct de mort —, deux points inconciliables avec l’espoir d’une société sans interdit, sans refoulement ni répression. L’interdit de l’Œdipe est le premier interdit de la jouissance, et sa nécessité est celle de la répression sexuelle dans toute vie sociale. Reich conteste la thèse freudienne qui déclare cette répression nécessaire à la sublimation de l’énergie libidinale, à son détournement vers le travail et les œuvres de civilisation. Selon lui, au contraire, la sexualité vécue jusqu’au bout permet seule une véritable sublimation, sans l’intervention intempestive d’une sexualité insatisfaite. Il n’y a donc pas nécessité invariable de l’interdit, l’Œdipe disparaîtra avec la famille patriarcale, avec la monogamie, avec le capitalisme. « La société socialiste ne connaîtra pas le complexe d’Œdipe », écrit-il. Notons à ce sujet que Reich s’appuie sur les travaux de B. Malinowski sur des sociétés sans Œdipe. Ces travaux ont depuis été réfutés par Cl. Lévi-Strauss, qui confirme les thèses de Freud sur l’universalité de l’Œdipe comme invariant de la structure, étant entendu que l’interdit peut être placé et modulé différemment selon la structure sociale.

Dans cette polémique, Reich oublie une autre fonction de la prohibition de l’inceste : elle arrache l’enfant à la confusion entre sa mère et lui, c’est-à-dire à un imaginaire dans lequel il n’existe pas comme sujet. Elle lui permet d’accéder à son identité dans le réseau social dans le registre du langage et du symbolique. On voit ici que l’interdit n’est pas seulement une contrainte à supprimer, mais la condition pour que l’individu se constitue comme sujet de son désir.

Pour les besoins de sa cause, par optimisme militant, Reich rejette également la thèse freudienne d’un instinct de mort, dont on discutera à propos de l’œuvre de Marcuse.

Son exclusion du parti communiste s’explique plus aisément encore. On lui reproche la lutte sur les problèmes de la vie sexuelle, de la vie privée, qui risque de détourner des problèmes politiques relatifs à la prise et à l’exercice de l’appareil d’État. Plus encore, la critique de l’autorité et des rapports hiérarchiques met en cause le centralisme du parti. Une fois exclu, Reich analysera le parti communiste comme une reproduction de la famille. « Le parti était comme un second foyer pour ceux qui abandonnaient la sécurité bourgeoise. » L’origine freudienne de son engagement devait pousser Reich vers les thèses anarchistes d’autogestion, incompatibles avec le léninisme, puis avec le stalinisme.

Les thèses de Marcuse s’inscrivent dans la même problématique, avec cette différence que Reich est allé au marxisme en tant que praticien de la psychanalyse, alors que Marcuse s’en tient, dit-il, à la philosophie de la théorie de Freud, et cela malgré les réticences bien connues de Freud envers les spéculations philosophiques.

Éros et civilisation porte sur la thèse développée par Freud dans Malaise dans la civilisation (1930) : « Le bonheur n’est pas une valeur culturelle », la répression des pulsions est la condition de la civilisation. Cette thèse ne vaut, selon Marcuse, que dans le contexte de la pénurie et de la domination. Grâce à l’automation, le temps libre peut devenir l’essentiel, la nécessité des sacrifices recule, le principe de réalité peut changer de contenu, cesser d’être synonyme de répression. Une civilisation non répressive est possible, qui réduise la répression à son minimum rationnel et élimine la surrépression, historiquement périmée. Mais la domination qui s’étend sur toute la vie sociale, sur le loisir et la consommation autant que sur le travail, se défend en créant et en satisfaisant des faux besoins, le bonheur factice de la consommation, afin de préserver les privilèges de la classe dirigeante. Marcuse réconcilie civilisation et sexualité contre Freud, mais aussi contre Reich. Les pulsions érotiques peuvent en effet selon lui investir les relations sociales et les activités de sublimation. Telle est la sublimation non répressive. La thèse centrale du livre de Marcuse est que la civilisation a jusqu’à présent réprimé l’éros, c’est-à-dire selon lui le principe de la vie et de la sexualité. Un article de Jean Laplanche dénonce la confusion de cette thèse marcusienne (numéro de la Nef consacré à Marcuse, 1969).