Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Proust (Marcel) (suite)

Désormais, Proust, dont la santé n’est guère bonne, va fournir un travail prodigieux — jusqu’à sa mort. Vivant dans une chambre hermétiquement close, tapissée de liège, ne laissant passer aucun souffle d’air et envahie par l’odeur des fumigations, il a maintenant l’obsession de l’œuvre à achever. Les années de solitude de la guerre, en dépit de quelques amis, de quelques dîners au Ritz, se passent dans la tâche épuisante d’« infuser de la nourriture » à la Recherche, à coller des « paperoles », à modifier des passages entiers de son texte. Le prix Goncourt qu’il obtient en 1919 pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, paru à la N. R. F., lui vaut la gloire. La rançon en est un surcroît de fatigue. Inlassablement, toutes les nuits, Proust poursuit son œuvre au prix d’une incroyable énergie dans une sorte de course contre la mort. « Vous verrez que vous me donnerez mes épreuves quand je ne pourrai plus les corriger », se plaint-il à Gallimard. Après le Côté de Guermantes, qui date de 1920, est publié en 1922 Sodome et Gomorrhe. En cette même année, le 18 novembre, Proust succombe à une pneumonie. « On l’enterra, mais, toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes déployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection [...]. »


Conception d’une œuvre

Proust est l’écrivain qui a donné le plus grand nombre d’indications sur le métier d’écrire. Jamais auteur ne s’est penché sur ce sujet avec une pareille complaisance, et son œuvre entière n’est qu’un long commentaire sur la création littéraire et artistique. Un des thèmes essentiels d’À la recherche du temps perdu est celui de la vocation littéraire, et Proust dit à deux reprises que sa vie peut être résumée par ces mots : « histoire d’une vocation ». S’il ne vivait que pour écrire, il n’est guère étonnant qu’il ait consacré de nombreuses pages à préciser ce qu’est, à ses yeux, l’œuvre d’art véritable.

Le document capital à cet égard est la seconde partie du Temps retrouvé. On a parlé du roman d’un roman, car Proust a intégré dans son œuvre, comme la clef de voûte qui soutient tout l’édifice, un très long chapitre, de cent pages environ, qui expose ses réflexions sur l’art de l’écrivain. Ce chapitre est un véritable traité d’esthétique, une somme de ses expériences, presque un traité de morale littéraire. Proust y livre sa conception de la littérature en jetant un regard d’ensemble sur ses romans et sur sa vie, et annonce, par un artifice d’auteur, comment il pense désormais écrire son œuvre (qui est déjà écrite).

Situées à la fin d’À la recherche du temps perdu, ces déclarations ont pour objet, dit-il, de jeter la lumière sur les livres qu’il écrira. Elles doivent servir de point de départ à ces livres à venir. Pour nous, lecteurs, elles sont également une introduction à l’œuvre, en quelque sorte la préface par laquelle un auteur expose ses intentions. Leur place étrange ne doit pas trop surprendre : on a souvent souligné le rapport qui existait entre À la recherche du temps perdu et un roman policier. Les premiers volumes offrent toutes les données du problème ; mais seules les dernières pages donnent la solution. Il faut donc renverser l’exposition et commencer par la fin, qui permettra de comprendre ce que Proust a voulu faire.

La « mise en branle » qui amène l’écrivain à définir ses conceptions dans le Temps retrouvé a pour origine la triple impression éprouvée par le narrateur à l’hôtel de Guermantes. Dans la cour de l’hôtel, Proust bute sur des pavés affaissés et, dans un instant de joie, il voit surgir dans sa mémoire un séjour à Venise ; quelques minutes plus tard, le même genre de félicité l’envahit lorsqu’il entend le bruit d’une cuiller frappée contre une assiette, et ce sentiment d’allégresse devient encore plus vif quand il s’essuie la bouche avec une serviette empesée. En trois moments privilégiés, le narrateur s’est senti transporté de bonheur et situé hors du temps.

Il insiste sur ce bonheur, sur cette « félicité » : « Un azur profond enivrait mes yeux ; des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi. » Mais il sent qu’il ne doit pas en rester là. Bouleversé par la « vision éblouissante et indistincte » qu’il vient d’avoir, il imagine qu’elle s’adresse à lui : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche de résoudre l’énigme de bonheur que je te propose. » Élucider le secret de cette extase est accéder à la vraie vie, connaître les vraies richesses.

À partir de cette triple expérience de narrateur, Proust romancier va échafauder sa théorie de l’art, qui, en gros, se décompose ainsi : définition des devoirs et de la tâche de l’écrivain ; critique des œuvres qui utilisent l’intelligence ; théories et procédés de la création romanesque proprement dite.


Le devoir de l’écrivain

« Si j’essayais de me rendre compte de ce qui se passe [...] en nous au moment où une chose nous fait une certaine impression [...] je m’apercevrais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, ce seul livre vrai, un écrivain n’a pas dans le sens courant à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. » Savoir traduire le grand livre de nos sensations coexistantes en nous-mêmes, tel est le premier grand message de Proust ; l’écrivain, selon lui, n’a pas à créer, mais à recréer, à faire revivre ce qu’il a éprouvé ; il n’y a pas connaissance, mais reconnaissance. Seuls quelques-uns sont capables d’accomplir cet effort de traduction. « La grandeur de l’art véritable, ajoute Proust [...] c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est simplement notre vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. »