Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Aron (Raymond)

Sociologue, philosophe et journaliste français (Paris 1905).


Agrégé de philosophie en 1928, il est lecteur à l’université de Cologne pendant une année, puis pensionnaire à la maison académique de Berlin entre 1931 et 1933. Ce séjour dans l’Allemagne de Weimar marque la première étape de la démarche intellectuelle du sociologue, jalonnée par la Sociologie allemande contemporaine (1936) et l’Essai sur la théorie de l’histoire dans l’Allemagne contemporaine (1938). Docteur es lettres en 1938, Aron, avec l’Introduction à la philosophie de l’Histoire, dont le sous-titre, « Essai sur les limites de l’objectivité historique », exprime l’intention épistémologique, met notamment en lumière les liens entre les problèmes du savoir historique et ceux de l’existence dans l’histoire. La connaissance historique est un acte de l’historien, et cet acte est lui-même un événement historique ; il appartient à la réalité historique. On comprend que cette dépendance de l’histoire à l’historien préfigure au plan théorique l’engagement de l’homme d’action. Maître de conférences à la faculté des lettres de Toulouse en 1939, il est responsable peu après, à Londres, de la revue la France libre. Après 1945, il est chargé de cours à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’École nationale d’Administration (1945-1955), professeur à la Sorbonne (1955-1968), directeur d’études à l’École pratique des hautes études (1960), puis professeur au Collège de France (1970).

Les controverses idéologiques sont un des aspects de l’histoire contemporaine sur lesquels la réflexion doit selon lui porter.

Dans l’Opium des intellectuels (1955), R. Aron démonte le mécanisme de la protestation des intellectuels et, à la lumière d’une double confrontation entre le marxisme et notre temps, puis entre le devenir et l’homme historique, il tente d’expliquer l’attrait du marxisme dans une France dont l’évolution économique semble démentir les prédictions. Le problème académique posé en 1938, concernant la relativité et la subjectivité de toute connaissance historique, dicte la réponse qu’il oppose aux intellectuels rejetés par la guerre froide dans une hostilité farouche aux États-Unis et soucieux en même temps d’assurer un privilège au parti qui se faisait fort d’accomplir la Raison dans l’histoire. Il poursuivra jusqu’aux essais sur les marxismes imaginaires, avec D’une Sainte Famille à l’autre, en 1969, un dialogue « sans espoir et sans issue » avec une nouvelle génération de marxistes.

Sociologue, il entreprend tout au long d’un enseignement dispensé à la Sorbonne une étude comparée des régimes de type soviétique et des régimes de type occidental sur les plans économique (Dix-Huit Leçons sur la société industrielle, 1963), social (la Lutte des classes, 1964) et politique (Démocratie et totalitarisme, 1965). Soucieux de ne pas définir le type industriel de société par le seul esprit scientifique, il met notamment l’accent sur les autres traits qui définissent la société moderne. Il n’imaginait certes pas qu’après cet enseignement « on confondrait similitudes et identité [...] entre les deux types de régime [...] et que l’on serait enclin, quelques années plus tard, à négliger la signification des différences ou à imaginer la convergence inévitable des régimes ennemis en quelque zone intermédiaire, baptisée socialisme démocratique ». Les Trois Essais sur l’âge industriel (1966) veulent dissiper ce malentendu, et reprennent son interrogation de 1955 sur la fin de l’âge idéologique. Dans les Étapes de la pensée sociologique (1967), Aron définit un mode de pensée sociologique par l’affirmation d’une continuité de Montesquieu jusqu’à Pareto et Max Weber, en passant par Auguste Comte, Marx, Tocqueville et Durkheim.

Avec Paix et guerre entre les nations (1962), il illustre sa conception d’une réflexion philosophique sur les sciences et la réalité historiques en l’appliquant au domaine des relations internationales, celles qui s’instaurent entre collectivités politiquement organisées. Relations à la fois sociales et asociales, les acteurs se réservant de recourir à la force pour atteindre leurs buts. Les quatre parties qui articulent sa tentative pour comprendre cet univers social particulier — théorie, sociologie, histoire, praxéologie — illustrent une démarche qui va de la logique du comportement des acteurs de la société internationale à la compréhension d’une conjoncture singulière, en passant par les généralités ou régularités de la sociologie. Après la Société industrielle et la guerre (1959), où le théoricien des réalités internationales méditait sur cette erreur d’Auguste Comte qui tenait pour radicalement incompatibles l’esprit militaire et la société industrielle, l’observateur pèse avantages et inconvénients de la force française de dissuasion (le Grand Débat, 1963), et, à propos de la théorie stratégique de Robert McNamara, réfute ces deux hypothèses extrêmes, la première selon laquelle les armes nucléaires feraient régner la paix par la peur, la seconde selon laquelle elles excluraient la continuation de la politique de puissance, même en un autre style ou avec d’autres moyens.

La diversité des centres d’intérêt n’exclut pas la cohérence d’une œuvre ni la préoccupation de son auteur de comprendre non seulement ce que sont les sociétés, mais où elles vont. Les Désillusions du progrès (1969) constituent une nouvelle réponse à une inquiétude vieille de trente ans : sociologue et libéral, Aron accorde sa place au développement économique comme fait et comme valeur ; philosophe et libéral, il veut croire que l’homme est capable de raison, et que les sursauts de violence de l’humanité appartiennent au passé. Mais le sociologue sait aussi qu’on manquerait la compréhension de son temps si l’on ne prenait pas en compte la manière dont notre société se perçoit. On lui doit aussi la République impériale (1973) et Penser la guerre, Clausewitz (1976).

F. B. et C. P.