Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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population (suite)

L’exemple de la Chine du xixe s. rappelle en un sens celui de l’Europe du xive s. : dans les deux cas, une crise succède à une période d’expansion continue. En Europe, cette dernière résultait de la conquête de nouvelles terres et de progrès dans la mise en culture de celles qui étaient exploitées, d’une meilleure utilisation des bêtes pour les façons. En Chine, elle est sans doute liée dans une large mesure à l’introduction d’espèces nouvelles, qui conduisent à une extension des zones exploitées, et à la mise au point d’assolements plus complexes dans celles qui l’étaient déjà. Dans un cas comme dans l’autre, l’accroissement se traduit sans doute à la longue par une détérioration des régimes alimentaires par la multiplication des carences. Celles-ci constituent, en effet, une des caractéristiques les plus graves de la démographie des sociétés paysannes. En économie de cueillette, la quantité manque parfois, mais la diversité des éléments constitutifs de la ration garantit contre les troubles liés à l’absence de protéines, de principes minéraux ou de vitamines. Dans les sociétés paysannes, les déséquilibres sont fréquents, et ils s’aggravent avec l’accumulation humaine, qui augmente la part faite aux cultures au détriment de l’élevage et donne la priorité aux céréales et aux tubercules qui fournissent le plus de calories à l’hectare, mais sous forme presque exclusive d’hydrocarbones.

La crise démographique est préparée par cette dégradation de l’équilibre sanitaire du groupe : que surviennent une pénurie de subsistances, une épidémie ou une période de troubles civils, et c’est la catastrophe. La réduction des effectifs est brutale, suivie d’une période d’incertitude, avant que ne reprenne la marche en avant de la population. L’histoire démographique des pays à civilisation rurale est donc marquée d’une série de cycles, longues périodes d’expansion rendues irrégulières par les aléas des récoltes et des petites épidémies et qu’interrompent des crises majeures, suivies de réduction massive des effectifs. On dispose en Chine de données assez précises pour écrire que la population au début du xve s. n’excédait pas celle de la Chine des Han au début de notre ère, soit environ 60 millions de personnes. Entre-temps, des périodes de crise l’ont vue réduite aux alentours de 40 millions : deux sont connues, une au ier s., l’autre au viie s. et au viiie s. Au xiie s., en revanche, les effectifs ont sans doute atteint, peut-être dépassé, 120 millions de personnes.

Les pays de civilisation rurale présentent tous de profondes analogies dans leurs comportements démographiques, dans la fécondité des campagnes, dans la forte mortalité des villes, qui ne maintiennent leur population que grâce à une immigration permanente, dans le rythme des expansions et des crises. Des différences notables existent cependant : nous avons déjà souligné la diversité des niveaux de densité qu’il est possible d’y atteindre. La natalité est toujours forte, mais elle est limitée, en dehors de tout contrôle des naissances, par la part des célibataires et l’âge du mariage : cela explique sans doute que les taux soient toujours demeurés relativement faibles dans l’Europe historique, plus voisins de 30 p. 1 000 que de 40 dans nombre de cas. Enfin, le rôle des parasitoses et des endémies est demeuré plus fort dans le monde tropical que dans le monde tempéré.


La phase de transition de la société traditionnelle à la société moderne

Pour atteindre une densité plus élevée, pour éviter les crises démographiques qui venaient rompre périodiquement les expansions, il était nécessaire de disposer de techniques nouvelles. La croissance de la population favorise sans doute leur recherche et leur mise en place, mais elle ne garantit pas le succès de l’innovation. Celui-ci dépend, à partir d’un certain niveau de densité, de l’invention de détours de production qui autorisent une augmentation de la productivité de la terre et du travail qui lui est nécessaire : il faut employer des engrais, des amendements, des outillages qui ne peuvent être fabriqués par la société rurale elle-même. La solution des difficultés des sociétés traditionnelles passe par l’urbanisation et l’industrialisation de la société.

On parle généralement de la révolution industrielle* comme d’une crise limitée dans le temps, longue d’une génération ou de deux, et qui conduit à l’économie moderne. Depuis une quinzaine d’années, avec un recul plus grand, la perspective prise sur l’histoire des deux derniers siècles se modifie : au lieu d’y voir une phase majeure, celle de la naissance de l’industrie, suivie de toute une série de transformations répétées (ne parle-t-on pas de deuxième révolution industrielle, de révolution de l’informatique, de révolution des transports, de révolution des loisirs), on saisit la période comme celle d’une transformation profonde qui conduit de la société traditionnelle, rurale aux quatre cinquièmes au moins, paysanne, coupée en menues cellules, à la société postmoderne ou postindustrielle, urbanisée en quasi-totalité et dans laquelle la plus grande partie de la population est occupée par des tâches tertiaires et, dans une moindre mesure, secondaires. Pour reprendre l’expression consacrée, les deux derniers siècles correspondent à la phase de transition entre deux formes d’organisation des groupes humains marqués par une stabilité certaine, alors que notre monde est celui des remises en cause incessantes.

Sur le plan de la répartition des hommes, le détour nouveau de la production, la multiplication des biens et des services offerts accroissent la population urbaine. Dans un premier temps, toutes les villes bénéficient de l’évolution, dans la mesure où elles desservent une masse rurale encore importante. Au fur et à mesure que la productivité du travail de la terre augmente, la population employée dans l’agriculture diminue. Dans les campagnes les plus peuplées, les personnes ainsi libérées peuvent trouver sur place de nouvelles occupations, bénéficier d’un genre de vie quasi urbain. Si la densité est trop faible, elles vont s’installer dans les villes. Lorsque la population rurale ne constitue plus qu’une fraction minuscule de l’ensemble, les cités cessent de lui être liées par l’essentiel de leur activité : elles sont libres de toute attache avec la terre et ne dépendent plus que des voies de communication qui leur acheminent les produits qu’elles consomment et les unissent aux autres agglomérations. Ainsi s’expliquent les caractères nouveaux du semis des villes, visibles surtout dans les pays sans tradition paysanne, mais que l’on commence à voir remodeler l’Europe occidentale ou le Japon.