Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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polyphonie (suite)

S’il est vrai que le sens étymologique permet d’utiliser le mot polyphonie aussi bien pour les musiques primitives que pour celles de l’Antiquité classique, il n’en reste pas moins que, depuis fort longtemps, le sens restreint a prévalu et que le terme sert à désigner de façon précise l’art musical occidental du ixe s. à l’aube du xviie s. Parler de polyphonie revient donc à évoquer l’histoire du langage musical avant le xviie s.

Il est impossible, on s’en doute, de préciser où et quand elle est née. Des essais non notés ont certainement précédé le premier témoignage : simple exemple d’un traité de musique du ixe s., autrefois attribué à Hucbald, aujourd’hui à Otger de Laon, le distique Rex caeli Domine. C’est ce qu’on appelle l’organum primitif ou parallèle, ou encore la diaphonie. Il s’agit ici non d’une composition, mais de l’attestation d’une pratique : au-dessous du chant officiel — le plain-chant* — évolue parallèlement une voix à distance d’une quarte avec de légères modifications au début et à la fin, car le départ et l’arrivée se font à l’unisson.

Cette diaphonie utilitaire évolue peu jusqu’à la fin du xie s. Ce n’est qu’au début du xiie s. que, se transformant, elle prend le vrai départ. La voix d’accompagnement s’émancipe en adoptant le principe du mouvement contraire et en s’affranchissant peu à peu du syllabisme. Au même moment, le chant liturgique passe à la voix inférieure et reçoit le nom de teneur. C’est ce qu’on appelle le déchant, dont les règles, se précisant au cours de ce xiie s., vont permettre l’éclosion d’œuvres de plus en plus complexes : les organa, les conduits et les motets des maîtres déchanteurs de l’école Notre-Dame* aux xiie et xiiie s., premières grandes réalisations de l’art polyphonique.

Le motet* mérite une mention particulière. Par sa nature même — les voix sont à ce point individualisées qu’elles portent chacune des paroles différentes —, il a incontestablement aidé les compositeurs à concevoir la musique de façon linéaire. L’habitude ainsi prise d’ajouter des voix les unes au-dessus des autres pour écrire un motet triple ou quadruple, ou même pour faire d’un motet double (une voix au-dessus de la teneur) un motet triple, il a semblé naturel — et cela jusqu’au xvie s. inclus (Claude Le Jeune* l’a fait pour des chansons de Clément Janequin*) — qu’un compositeur habile tâche d’introduire une voix supplémentaire dans une polyphonie.

Si les organa et les motets relèvent de la même technique, en ce sens que les uns et les autres s’appuient sur un chant donné, appelé cantus firmus ou teneur, le conduit et le rondeau, bien qu’ils soient contemporains, présentent un stade plus avancé du développement de la polyphonie, puisque toutes les voix sont imaginées par le compositeur et qu’il s’agit donc d’œuvres originales dans leur intégralité.

Dans tous ces genres pratiqués aux xiie et xiiie s., l’idéal sonore semble avoir été constitué par trois voix, dont l’une, la plus grave, est écrite en valeurs longues, les deux plus aiguës en valeurs brèves. L’apport du xive s. est d’avoir sensiblement modifié cet idéal sonore en ajoutant dans le grave une voix de même nature que la teneur et écrite en valeurs de même ordre, la contre-teneur. Ainsi est écrite la célèbre messe de Guillaume* de Machaut. En même temps, la polyphonie accroît sa complexité en admettant comme procédé de développement de subtils calculs mathématiques : c’est le cas du motet dit « isorythmique ».

Le xve s. abandonne ces prétendus raffinements au profit d’une expression plus spontanée et tend à opérer une simplification dans l’héritage du xive s. : c’est ainsi que, dans bien des cas, on recourt à l’écriture à trois voix. Non que l’on abandonne l’écriture à quatre voix, mais on pourrait présenter de la production polyphonique du xve s. une classification dichotomique : d’un côté quatre voix pour les grands genres, à savoir messes et motets solennels ; d’autre part trois voix pour les genres mineurs comme la chanson*. À cette époque, et surtout dans les pièces à quatre voix, le tissu interne de la polyphonie s’unifie ; les quatres lignes, écrites en notes de valeur identique, permettent l’utilisation du procédé de l’imitation.

Le xvie s. n’aura plus qu’à parfaire la technique amorcée. Ainsi pourra s’épanouir dans toute l’Europe, et particulièrement en France, dans les pays flamands, en Espagne, en Italie et, un peu plus tard, en Angleterre, ce que l’on est en droit d’appeler l’âge d’or de la polyphonie. Si la plus grande partie des œuvres utilise l’effectif habituel du quatuor vocal, on s’acheminera progressivement, surtout à la fin du siècle, vers des constructions plus audacieuses (de cinq à douze voix), où peuvent trouver un champ d’application toutes les possibilités de l’imitation amorcée par le xve s. : diminution, augmentation, canons de tous genres, etc.

La naissance du sentiment harmonique au début du xviie s. donnera un coup d’arrêt à l’expression linéaire qui constituait le fondement de cet art. Certes, ce mode d’expression ne disparaîtra pas, mais, conservé à titre d’artifice d’écriture, il ne sera plus qu’occasionnel. Il ne faut pourtant pas oublier tous les chefs-d’œuvre qu’il produira encore jusqu’à l’époque de J.-S. Bach, notamment dans la fugue, qui en est l’une des expressions les plus achevées.

D’essence vocale, la polyphonie a certainement aidé la musique, même instrumentale, à rester stratifiée. La production des xviie, xviiie et xixe s. n’aurait sans doute pas été ce que l’on sait si l’écriture n’avait été si longtemps fondée sur l’esthétique des lignes.

B. G.

 M. Schneider, Geschichte der Mehrstimmigkeit (Berlin, 1934, 2 vol. ; rééd., Rome, 1964). / G. Reese, Music in the Middle Ages (New York, 1940) ; Music in the Renaissance (New York, 1954 ; 2e éd., 1959). / J. Chailley, Histoire musicale du Moyen Âge (P. U. F., 1950 ; 2e éd., 1969). / K. Jeppesen, The Polyphonic Vocal Style of the XVIth Century (Londres, 1950). / J. Samson, la Polyphonie sacrée en France des origines à nos jours (Éd. de la Schola cantorum, 1953).