Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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politique (science) (suite)

Si, comme le soutient Bertrand de Jouvenel (De la politique pure, 1963), « nous devons considérer comme « politique » tout effort systématique, accompli en quelque endroit que ce soit du champ social, pour entraîner d’autres hommes à la poursuite de quelque dessein... », le mot politique perd toute signification propre et, puisque tout acte est politique, la science politique ne peut se prétendre science particulière.

Si le mot « politique » a par contre un sens, ne serait-ce que par le rapport qu’il implique avec la polis (cité), trois conceptions de la science politique sont alors possibles.


La science politique, science de l’État

Les auteurs classiques font de l’État, transposition moderne de la cité antique, l’objet de la science politique. C’est la thèse des publicistes allemands théoriciens de l’allgemeine Staatslehre, comme Georg Jellinek, pour qui « politique » signifie « étatique ». Mais, comme l’a montré un autre Allemand, Carl Schmitt, le politique ne peut se réduire à ce qui n’est finalement qu’une manifestation historiquement contingente : « Le politique préexiste et survit à l’État. »

Pour M. Prélot, l’État, institution suprême, permet de rendre compte de toute la science politique, qui intègre alors l’étude de ce qui a précédé l’État (phénomènes préétatiques), de ce qui le remplace (phénomènes paraétatiques) et de ce qui en est l’accomplissement (phénomènes supra-étatiques). Une telle conception, que l’on pourrait qualifier d’« institutionnelle », réduit en fait la science politique à l’étude de structures et de formes particulières d’organisation, sous-estime les problèmes d’évolution des systèmes politiques et ramène l’objet de la science politique aux seules manifestations de pouvoir de l’État.


La science politique, science du pouvoir

Ne se sentant pas liés par les traditions de la science politique européenne, de nombreux chercheurs américains ont assigné à leur discipline un objet tout différent : « La notion de pouvoir est l’objet de la science politique. » (T. J. Cook.) La science politique vise donc l’étude générale des phénomènes du pouvoir : ses techniques et ses fondements, ses buts et ses limites, son utilisation et ses conditions. Certes, le plus souvent, le pouvoir se confond avec l’État, qui dispose de l’appareil de contrainte le plus perfectionné, mais il ne se limite pas à lui, car « tout groupement, dès qu’il comporte un pouvoir, relève de la science politique » (Watkins). Moins novatrice que ses auteurs ne l’ont prétendu, puisque Platon* et Machiavel* assimilaient déjà « politique » et « contrainte », cette conception a eu le mérite de susciter, aussi bien aux États-Unis (avec Georges E. Catlin et Harold D. Lasswell) qu’en Europe, là où elle a été adoptée (G. Burdeau, R. Aron), une série d’études et de recherches qui ont démontré l’aspect dynamique, par essence, du politique.

Cette conception suscite pourtant des réserves. D’abord, elle pose le problème de l’identification du concept de « pouvoir » ici visé. Au vocable unique des Américains power correspondent en effet deux mots français : pouvoir et puissance. Si l’on reprend la distinction faite par Max Weber* entre la « puissance » (Macht), concept abstrait et diffus, et la « puissance politique devenue institutionnelle » — le « pouvoir politique » (Herrschaft) —, c’est ce « pouvoir politique » qui est l’objet de la science politique. Le simple concept de « pouvoir » reste difficile à définir ; il est décevant (James G. March), vague et ambigu (Gérard Bergeron), et, surtout, il risque de trahir la science politique en lui assignant un objet à la fois trop vaste et trop étroit.

Objet trop vaste, car tout pouvoir n’est pas forcément politique. Il existe d’autres pouvoirs : économique, sacré, militaire..., dont l’étude ne relève pas de la science politique. Perdant alors sa spécificité, la « science politique devrait s’intégrer dans une science du pouvoir plus étendue [...] Cette nouvelle discipline engloberait toute activité sociale en rapport avec des institutions et des organisations dont l’étude relèverait des accords de puissance. » (T. J. Cook.) L’entreprise* en est un cas typique, de même que les syndicats*.

Objet trop étroit, car, s’il a le mérite d’élargir le domaine de la science politique en lui assignant comme champ d’observation tous les phénomènes de lutte pour le pouvoir, il la réduit, par contre, en ignorant que la vie politique est aussi le fruit d’idéologies, de traditions, d’aspirations, qui ne sauraient être imputées au seul désir du pouvoir.


La science politique, science des rapports politiques

Pour reprendre la formule de P. Duclos : « Ce n’est pas le pouvoir, mais le rapport politique qui fait l’objet unique, distinct et irremplaçable de la science politique. » Ce rapport spécial, différent des autres rapports sociaux, qui « apparaît dès qu’une force publique est appliquée au maintien de la cohésion sociale », est tantôt conçu comme un rapport de conciliation par l’Italien B. Croce*, tantôt envisagé, avec l’Allemand C. Schmitt, comme un rapport d’hostilité, dans lequel « la relation spécifique fondamentale est celle d’ami ou d’ennemi ».

Loin de s’opposer, ces deux conceptions se rejoignent, car « le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation » (C. Schmitt, Der Begriff des Politischen, 1928). Et B. de Jouvenel rejoint cette inspiration quand, à la recherche du politique en tant que tel, il écrit : « L’action de politique pure est nécessairement agrégative [...]. Où l’action de grouper a pour but final l’existence du groupe, il y a politique pure. » (De la souveraineté, 1955.)

Ainsi, ce qui fait la spécificité du politique et, donc, l’objet de la science politique, c’est l’établissement de « hiérarchies » dans un dessein de construction et de maîtrise de la société globale, de « l’édifice humain ». Une telle conception montre bien l’ambivalence du pouvoir, recherché par les hommes comme un besoin et en même temps rejeté comme une atteinte à leur liberté, et fait exister le politique dans sa réalité propre indépendamment des structures (étatiques le plus souvent) qui lui servent de support.

En définitive, on peut dire avec A. Grosser et S. Hurtig : « La science politique se propose d’analyser et d’interpréter les structures, les forces, les comportements et les problèmes qui déterminent les décisions politiques, c’est-à-dire affectant l’avenir commun de la société globale, en général au niveau de l’État. »