Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

policière (littérature) (suite)

Dans la préhistoire du genre, on peut considérer qu’Edgar Poe*, avec ses trois récits publiés entre 1841 et 1845 (la Lettre volée, le Mystère de Marie Rogêt, et Double Assassinat dans la rue Morgue), fait figure de précurseur lointain, utilisant, comme on le verra, des éléments existant antérieurement pour élaborer un nouveau type de narration possédant des caractéristiques particulières, qu’on retrouvera inchangées tout au long de l’histoire du roman policier proprement dit. Un demi-siècle plus tard, sir Arthur Conan Doyle (1859-1930) donne sa forme définitive au genre en écrivant, entre 1891 et 1904, les trois premières séries des aventures de Sherlock Holmes. C’est alors que commence l’âge d’or du roman policier, dont le point culminant se situe entre 1925 et 1935. Quand arrive la Seconde Guerre mondiale, le genre est déjà dans son déclin.

Ses caractéristiques générales sont aisées à définir. Vers la fin de cet âge d’or, S. S. Van Dine en a énoncé les « vingt règles » fondamentales dans un article célèbre (Mystère Magazine, no 38, mars 1951), la première de ces règles étant que « le lecteur et le détective doivent avoir des chances égales de résoudre le problème ». Le roman policier est donc avant tout un jeu d’esprit qui tente un public petit-bourgeois plus enclin aux mots croisés et aux puzzles qu’à la littérature, mais d’un niveau d’éducation suffisant pour prendre goût à l’exercice intellectuel. Il était particulièrement adapté aux besoins et aux aptitudes de la couche sociale dominante d’entre les deux guerres dans les pays anglo-saxons et particulièrement en Grande-Bretagne. De fait, par son volume et, sauf exceptions notables, par sa qualité technique, la production anglaise de romans policiers « classiques » domine largement celle de tous les autres pays.

Jeu d’esprit, le roman policier ainsi conçu s’accommode mal des descriptions, des analyses, des détours du roman tel qu’on le conçoit depuis le xixe s. La littérature policière est plus à l’aise dans la dimension de la nouvelle*, qui a été son premier mode d’expression. En tout état de cause, le roman policier est resté un roman court.

Ces quelques précautions préliminaires étant prises, il est évident qu’on ne saurait ramener l’étude du roman policier à un phénomène très limité dans le temps et dans l’espace, et qu’il convient de percevoir ce genre comme inséré dans un ensemble de grands mouvements et d’orientations de tous ordres qui affectent d’autres genres littéraires.


Les éléments sociaux

Il existe depuis longtemps une littérature de la délinquance. Le personnage du criminel est ancien dans la conscience populaire : brigand sanguinaire, voleur de grand chemin ou délinquant mineur issu des structures de la société urbaine naissante, on le trouve dès la plus haute Antiquité. On note par exemple parmi les exploits des héros mythologiques Hercule ou Thésée — des victoires contre tels ou tels bandits légendaires qui infestaient les routes de l’Hellade. La présence du bon et du mauvais larron à côté du Christ dans les Évangiles pose également à sa manière le problème de la criminalité et de l’attitude envers elle.

Chez les conteurs orientaux et en Europe occidentale au bas Moyen Âge, cette attitude se nuance et se différencie selon deux orientations distinctes : d’une part une certaine admiration pour l’ingéniosité ou l’audace du délinquant, qui peut devenir source d’amusement et sur laquelle peuvent venir se greffer d’une manière plus ou moins consciente des éléments de lutte politique ou de critique sociale ; d’autre part un intérêt attentif et parfois un peu soupçonneux pour la façon dont ceux qui sont chargés de maintenir l’ordre dans la société rendent la justice et, tout d’abord, déterminent la culpabilité.

La première orientation donnera naissance dès le xvie s. à une « littérature de truands » qu’on appelle en Angleterre la rogue literature et dont certains romans picaresques espagnols portent témoignage. On a cru pouvoir lier ce phénomène à la démoralisation de sociétés en proie à de profondes mutations économico-sociales — afflux de l’or américain en Espagne, débuts de l’industrialisation en Angleterre — et au décalage devenu évident entre les mœurs de cette société et les principes qui prétendent la régir, notamment la morale chrétienne. Dans l’un et l’autre cas, mais sous des formes différentes, le cynisme amoral affiché par les premières œuvres a été « récupéré » plus tard pour rétablir une forme de moralisation critique à base religieuse.

Mais en Angleterre en particulier subsiste dans la nouvelle bourgeoisie qui accède au pouvoir à la fin du xviie s. ce goût de l’aventure criminelle dont nous avons décelé l’existence dans Moll Flanders. On en reconnaît la marque dans le roman anglais du xviiie s., chez Fielding* notamment. Réduit à ses traits événementiels les plus spectaculaires, ce type de récit a fourni pendant plusieurs siècles une abondance de modèles stéréotypés à la littérature de colportage*, dite « populaire ». On en trouve en France des exemples aussi bien dans le mélodrame que dans les romans feuilletons et les « canards » du xixe s. Pour être plus raffinée dans sa technique, la tradition n’en est pas moins vivace à notre époque dans les publications de la « sous-littérature » ou dans les bandes* dessinées, comme celle qui, dans les années 60, redonna vie un temps au Chéri-Bibi de Gaston Leroux (1868-1927).

Le préromantisme et le romantisme se sont emparés du personnage du criminel pour le métamorphoser et l’ennoblir. C’est Karl Moor, le héros tragique des Brigands de Schiller*. C’est l’outlaw de Walter Scott*, héros justicier et bienfaisant sorti tout droit de ballades populaires. C’est le héros de Byron*, révolté contre Dieu et contre les hommes, qui cherche dans le mal une issue vers un monde meilleur. Byron, d’ailleurs, écrivit en 1822 Werner, drame qui a la structure d’un roman policier et présente l’histoire d’un crime sous la forme d’un mystère que le lecteur voit se dénouer sous ses yeux.