Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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poétique (suite)

Le mot art revient constamment dans les écrits de l’époque. L’idée est que le langage dans sa fonction communicative « économise les forces perceptives », parce qu’il recherche la meilleure transitivité possible du message. Mettre des obstacles, c’est rendre son déchiffrement plus difficile et donc en retarder la compréhension. Dans un article intitulé l’Art comme procédé, l’un des formalistes russes, Viktor Borissovitch Chklovski, écrit en 1917 : « Le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet comme vision et non pas comme reconnaissance. » L’affirmation implique que le langage dans sa fonction communicative soit transparent et que le langage poétique soit opaque. Chklovski poursuit : « Le procédé de l’art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception. » Plusieurs décennies ont passé, mais la préoccupation demeure. Pour Roman Jakobson, « l’objet de la poétique, c’est, avant tout, de répondre à la question : Qu’est-ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art ? » Tel chercheur réputé de l’école de Tartou, I. M. Lotman, déclare nécessaire en « art » l’étude conjointe des plans de l’expression et du contenu. D’autres chercheurs, comme Nicolas Ruwet, font une analogie entre structure verbale et structure musicale : la composition d’un sonnet de Baudelaire, dira-t-il, rappelle celle d’un mouvement de sonate (exposition créatrice de tension, développement de caractère fragmenté, reprise qui transforme la tension en détente).

Cependant, le poéticien n’oublie pas que les valeurs esthétiques sont parties intégrantes de l’édifice social. Les linguistes de l’école de Prague, par exemple, savent que toute langue littéraire a tendance à devenir la propriété et le signe de la classe dominante. Mais le point de vue demeure généralement individualiste et romantique, ainsi qu’en témoigne cette étude de Roman Jakobson, datée de 1933 : « L’œuvre poétique, dans l’ensemble des œuvres sociales, ne prédomine pas, ne l’emporte pas sur les autres valeurs, mais n’en est pas moins l’organisateur fondamental de l’idéologie, constamment orienté vers son but. C’est la poésie qui nous protège contre l’automatisation, contre la rouille qui menace notre formule de l’amour et de la haine, de la révolte et de la réconciliation, de la foi et de la négation. » Et Roman Jakobson donne cet exemple : même si les lecteurs du poète tchèque d’avant-garde Nezval sont peu nombreux, dans la mesure où ils ont aimé et retenu ses vers, « ils vont plaisanter avec un ami, injurier un adversaire, exprimer leur émotion, déclarer et vivre leur amour, parler politique, d’une manière un peu différente ». Il importait, en effet, de montrer à l’époque que les analyses structurales ne conduisaient pas nécessairement à une apologie de l’art pour l’art, mais que leur objet propre était une étude scientifique des formes littéraires.


La poétique contemporaine

La définition de la fonction poétique permettait d’ailleurs une extension quasi infinie du champ d’études ouvert au poéticien : « La poétique, dit Roman Jakobson, au sens large du mot s’occupe de la fonction poétique non seulement en poésie, où cette fonction a le pas sur les autres fonctions du langage, mais aussi en dehors de la poésie, où l’une ou l’autre fonction prime la fonction poétique. » En somme, toute « performance » verbale, qu’elle paraisse normale ou pathologique, tout discours, quelle que soit sa forme, concerne la poétique. Tel est le sens du préambule que l’on peut lire dans le premier numéro de la revue Poétique (1970). Une poétique moderne se proposera comme objet « toute espèce de jeu sur le langage et l’écriture, toute rhétorique en acte, toute oblitération de la transparence verbale, que ce soit dans le folklore, dans les communications de masse, dans le discours du rêve ou de la folie, dans les plus humbles productions de texte ou les plus fortuites rencontres de mots ».

Pour réaliser ce projet ambitieux, il faudrait que la poétique dépende d’une théorie forte qui reste à fonder. En fait, les épigones du formalisme russe (chercheurs de l’école de Tartou ou de celle de Moscou et, en France, Tzvetan Todorov, Gérard Genette, Henri Meschonnic, etc.) ont souvent des pratiques difficilement compatibles.

Le projet des uns est d’accéder à un niveau de généralité suffisamment abstrait pour formuler les règles logiques nécessaires à l’engendrement des textes. La poétique, à leurs yeux, vise moins les œuvres réelles que les œuvres virtuelles, moins les textes particuliers que les systèmes logiques, qu’ils présupposent. Examiner le récit proustien, par exemple, ce sera le confronter « au système général des possibles narratifs » (G. Genette, 1972). Il en va de même pour le linguiste et folkloriste soviétique G. L. Permiakov, qui, dans son étude des proverbes, conforte la thèse de C. Lévi-Strauss sur l’épuisement par la conscience mythologique de toutes les possibilités logiquement imaginables.

Pour d’autres, plus sensibles à la place laite au sujet et à l’histoire dans la linguistique contemporaine, la poétique doit renoncer à construire des modèles théoriques que l’on peut toujours suspecter de nourrir l’illusion idéaliste. Ne faudrait-il pas rappeler d’abord la nécessité d’étudier la production littéraire comme une série historique parmi d’autres ? L’un des objets de la poétique ne devrait-il pas être de dégager les lois structurales qui régissent chaque série et l’ensemble qu’elles constituent ? Il n’y a pas de texte innocent tant il est vrai que l’histoire nous sollicite de tous côtés. Comme le remarque H. Meschonnic, « tout contact avec un texte est un rapport entre un objet et un sujet, à l’intérieur d’une histoire, d’une idéologie, dont on sait qu’elle pénètre même toute science du langage ».

Les thèses avancées entre les deux guerres mettaient en valeur une conception instrumentale du langage ; dès lors, le texte littéraire relevait d’une théorie de l’ornement (v. rhétorique). Le poéticien a tendance, de nos jours, à renverser la hiérarchie. À ses yeux, la littérarité est liée au fonctionnement ordinaire du langage ; mieux, l’exercice de la fonction poétique nous éclaire sur notre insertion, individuelle et collective, dans l’histoire. Le langage poétique assumé par la société, écrit H. Meschonnic, « est un indice d’avant-garde des transformations culturelles liées aux transformations des rapports de force et de production ». C’était déjà, sous une autre forme, le point de vue de Rimbaud : l’écrivain est un agent de progrès. Le lecteur de son côté, sort du rôle passif où on le confinait. Il contribue à la création « dans une infime mesure (infime, mais décisive) » [G. Genette]. Le centre de gravité du texte se déplace du signifié vers le signifiant. La poétique contemporaine inaugure un type d’étude textuelle où le signifiant domine : index de l’histoire et index du sujet. En tant que rythme surtout, il organise le signifié et soutient la communication transnarcissique. Citons S. Freud : « [le véritable artiste] sait d’abord donner à ses rêves éveillés une forme telle qu’ils perdent tout caractère personnel susceptible de rebuter les étrangers, et deviennent ainsi une source de jouissance pour les autres ».