Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

Poe (Edgar Allan) (suite)

Contre sa peur névrotique, Poe s’est construit un esthétisme de dandy (la Philosophie de l’ameublement, le Domaine d’Arnheim), où il se barricade, comme le prince de la Mort rouge, « contre les frénésies du dedans ». En vain : à minuit, la Mort rouge, comme l’« eau lourde » de la Fée, fait son office. Et toujours le château esthétique s’écroule sur l’exquis Usher, dont la morbide acuité des sens fait un ancêtre de Des Esseintes. Ce parfait décadent inspire les symbolistes, parce que son mal est à la fois sa perte et son génie. Comme dans la tragédie antique, le « génie » d’Usher est d’accomplir le destin de son « genos » — de sa « maison ». Sa peur est de la même nature que celle d’Œdipe ou d’Oreste et préfigure le destin œdipien des héros d’O’Neill et de Faulkner. Car la peur, si elle est mortelle tension, est aussi révélation, qui doit quelque chose à l’opium et à l’alcool. Usher, comme les époux de Ligéia et de Bérénice, pratique l’hallucination rimbaldienne, qui suscite parfois des visions grotesques dignes de Bosch (le Roi Peste, l’Ange du bizarre). Pourtant, il faut se garder ici des interprétations modernes. Poe partage avec son époque l’idée que tout ce qui n’est pas clair est inquiétant et suspect. À l’obscurité psychologique, il ajoute la noirceur morale. La névrose est pour lui une « perversité » (le Démon de la perversité) qui condamne à mort.

La mort est ce qui fascine et terrifie le plus Poe : parce que ce n’est pas un état stable. Il y a la vie dans la mort des Enterrés vivants et la mort dans la vie des cadavres en catalepsie (le Cas de M. Valdemar). Poe est nécrophile par peur du néant. Dans Perte d’haleine ou dans l’Homme qui était usé, il évoque le lent dépècement du corps expulsé bout par bout vers une damnation où l’attend l’Enfer ou la Femme. Car la Mort et l’Amour, Thanatos et Éros, sont indissolublement liés chez lui, qui écrit : « Je ne pouvais aimer que là où la mort mêlait son souffle à celui de la beauté », ou encore : « Le plus beau sujet du monde est la mort d’une jeune femme. » Les psychanalystes, en particulier Marie Bonaparte, ont glosé facilement sur la nécrophilie de ce grand chaste œdipien, qui préféra les « divans profonds comme des tombeaux ». De Morella à Ligéia, toutes ses héroïnes se ressemblent. Toutes ressemblent à sa mère, et la mort ou, comme il dit, l’« esprit de métamorphose » transforme les unes en les autres (Ligéia, Morella). La femme même de Poe, sa cousine Virginia Clemm, épousée à quatorze ans, donne l’exemple en mourant à vingt-quatre ans. « Que les vers rampent doucement autour d’elle », chante le poète. Voyeur, nécrophile, sadique, Poe attend de la mort une transfiguration spirituelle de type platonique (Dialogue d’Eiros et Charmion). Dans le Portrait oval, un artiste tue sa femme d’épuisement, à force de la peindre pour qu’elle devienne « telle qu’en elle-même enfin l’éternité la change ». L’art de la mort émonde la vie pour susciter l’immortelle beauté, car la mort n’est qu’une étape du voyage de Poe. Inspiré par Swedenborg, le transcendantalisme, la vogue du spiritisme, Poe écrit Révélation magnétique, puis, à la fin de sa vie, Eureka (1848), poème cosmogonique, à propos duquel il écrit : « J’ai résolu le secret de l’univers. » Mais déjà, fasciné comme Gordon Pym par le blanc mystique, il s’embarque en septembre 1849 pour l’une de ses errances alcooliques. Retrouvé inanimé dans la rue, il meurt le 7 octobre 1849 à l’hôpital de Baltimore.

Le meilleur de Poe n’est ni dans les rêveries métaphysiques, ni dans les théories poétiques chères à Valéry, ni dans les romans. Poe préfigure la science-fiction et le roman policier. Mais il excelle surtout dans la spéléologie de l’esprit, dans l’art de la nouvelle introspective, dans le génie de communiquer l’angoisse. Les Concourt n’avaient pas tort de faire de lui le précurseur de la littérature du xxe s. tant pour ses thèmes que pour sa forme serrée.

J. C.

 H. Allen, Israfel (New York, 1926 ; nouv. éd., 1949). / M. Bonaparte, Edgar Poe (Denoël, 1933 ; 2 vol.). / A. Quinn, Edgar Allan Poe, a Critical Biography (New York, 1941 ; nouv. éd., 1970). / J. Cabau, Edgar Poe par lui-même (Éd. du Seuil, « coll. Microcosme », 1960). / C. Richard (sous la dir. de), Configuration critique d’Edgar Poe (Lettres modernes, 1969).

poème symphonique

Composition musicale généralement écrite pour orchestre et qui est inspirée par un texte poétique, une peinture ou un événement historique.


Le poème symphonique n’a pas de structure précise et se crée à lui-même sa forme d’après son sujet. Souvent il se joue d’un seul tenant. En principe, la connaissance des sources d’inspiration du musicien est nécessaire pour apprécier l’œuvre, qui porte, dans la plupart des cas, en exergue de la partition soit le texte du poème, soit un commentaire du musicien lui-même. Généralement, un thème caractérise le décor, un personnage ou une idée. Le poème symphonique ne se limite pas à la description et s’efforce d’évoquer les divers moments d’une action. Il s’est épanoui durant la seconde moitié du xixe s., et les romantiques ont excellé dans ce genre musical, qui a vécu alors son âge d’or jusqu’au début du xxe s.

Le poème symphonique n’est pas apparu subitement, et, dès le xvie s., on rencontre dans la musique vocale des éléments précurseurs chez un Clément Janequin (la Guerre [la Bataille de Marignan], le Chant des oiseaux) et chez les madrigalistes italiens. Tout au début du xviiie s., un Allemand, Johann Kuhnau (1660-1722), évoque au clavecin le combat de David et de Goliath ainsi que différentes scènes de l’Ancien Testament dans son Illustration musicale de quelques histoires bibliques (1700). Si ces pages pour clavier passent pour les premiers exemples instrumentaux de musique narrative, d’autres compositeurs au xviiie s., tels J.-S. Bach, Gregor Joseph Werner (1695-1766), J. Haydn, ont laissé des pages qui n’appartiennent pas à la musique pure. La Pastorale (1808) de Beethoven demeure sans doute la première œuvre pour orchestre — l’effectif de ce dernier dépassant celui de Haydn et celui de Mozart — et de vastes dimensions, dont les éléments expressifs influenceront les créateurs du poème symphonique. Beethoven a ouvert la voie aux romantiques, qui utiliseront, pour rendre les climats les plus divers, les multiples combinaisons instrumentales d’un orchestre plus riche en instruments à vent et en instruments à percussion.