Piero della Francesca (suite)
Le style et la pensée
Du début à la fin, on n’observe aucun changement radical, seulement quelques nuances d’une époque à l’autre. Le langage de Piero, l’un des plus personnels du quattrocento, dénote une connaissance profonde des règles mathématiques — formulées par le peintre lui-même dans ses deux traités — qui régissent la construction d’un univers idéal. L’organisation de l’espace par la perspective s’applique soit aux architectures, dessinées selon l’esprit de la Renaissance florentine, soit au paysage, où la nature est interprétée dans le sens de l’effet d’ampleur. La densité plastique des ligures et des objets va de pair avec la rigueur qui préside à leur mise en place. Tout paraît imbriqué dans ce monde qui serait minéral sans la palette transparente et douce dont Piero a le secret. C’est elle qui rend plus convaincante l’illusion du relief, qui baigne l’espace et les formes d’une lumière cristalline, qui parfait l’unité du panneau ou de la fresque.
Ce langage traduit une haute inspiration. L’art de Piero, en dépit de certains sujets, fait peu de concessions au genre narratif. Il exprime moins souvent l’action que la contemplation. À la grâce, à la tendresse ou à la douleur, il préfère une gravité paisible, qui confine à l’impassibilité. On y sent comme une robustesse terrienne, éprise cependant de rythmes solennels. L’univers de Piero semble soustrait à la loi du temps.
Cela n’a pas empêché le maître de montrer, sous l’influence probable de l’école flamande, un intérêt de plus en plus vif pour l’épiderme des formes ; le réalisme des portraits ducaux d’Urbino en témoigne avec éclat. Ce constructeur a aimé aussi les transparences de la fresque, la belle matière dans l’exécution de tableaux où la tempera sert de dessous à des glacis à l’huile.
L’influence et la « fortune critique »
Piero figure parmi les maîtres qui ont déterminé la marche de la peinture italienne. Les imitateurs ne lui ont pas manqué en Italie centrale, et son influence se reconnaît, en plus gracieux, chez le Florentin Alessio Baldovinetti (1425-1499). Ce qui compte davantage, c’est l’enseignement en profondeur que son exemple a pu transmettre à de grands constructeurs de l’espace et des volumes, ainsi Melozzo* da Forli, Signorelli*, les peintres de Ferrare*. La vision géométrique de Piero paraît avoir inspiré des architectes, comme Luciano Laurana à Urbino, et s’être répercutée sur les savantes compositions de bois découpés qui font la gloire de la tarsia italienne du quattrocento. L’autre aspect de son art, la sublimation des tons par la lumière, a produit une impression durable sur le Pérugin* et sur plusieurs peintres de Venise, notamment Giovanni Bellini*.
Le génie de Piero a été reconnu par ses contemporains italiens, qui semblent cependant avoir admiré en lui le théoricien de la perspective avant le peintre. Au xvie s., Vasari* — son compatriote, il est vrai — témoigne encore d’une vive admiration. Vient ensuite une longue période d’indifférence, sinon d’oubli. Il faut attendre notre siècle pour voir les études de Bernard Berenson, d’Adolfo Venturi et de Roberto Longhi rendre à Piero la place qui lui revient : l’une des premières parmi les grands pionniers de la Renaissance italienne.
B. de M.
R. Longhi, Piero della Francesca (Rome, 1927 ; nouv. éd., Milan 1946 ; trad. fr., Crès, 1928). / K. Clark, Piero della Francesca (Londres, 1951). / H. Focillon, Piero della Francesca (A. Colin, 1952). / L. Venturi, Piero della Francesca (Skira, Genève, 1954). / L’Opera completa di Piero della Francesca (Milan, 1967 ; trad. fr. Tout l’œuvre peint de Piero della Francesca, Flammarion, 1968). / P. Hendy, Piero della Francesca and the Early Renaissance (Londres, 1968). / E. Battisti, Piero della Francesca (Milan, 1971).