Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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phonologie (suite)

Phonème et variantes

Tout phonème peut être réalisé dans le même environnement par une infinité de variantes qui peuvent être individuelles, ou qui peuvent caractériser un groupe social ou géographique. Outre les traits distinctifs qui définissent le phonème et sont indispensables à la communication du message, outre les traits non distinctifs qui accompagnent habituellement la réalisation concrète du phonème dans la langue étudiée, celui-ci pourra également comporter dans sa réalisation concrète des traits qui, sans avoir de valeur véritablement linguistique, transmettent une information sur le locuteur (âge, sexe, état affectif, origine, etc.). N. Troubetskoï a donné à l’étude de ces variantes le nom de phonostylistique. Certains traits peuvent avoir une valeur phonologique dans une langue et caractériser seulement des variantes dans une autre : le phonème /R/ du français standard, réalisé comme une fricative uvulaire, peut être aussi réalisé comme une vibrante uvulaire (/R/ grasseyé) ou comme une vibrante apicale (/r/ « bourguignon »), mais le portugais oppose phonologiquement le /r/ de caro à la vibrante uvulaire de carro.

Certaines unités phonétiques ne se rencontrent jamais dans le même contexte ; elles ne peuvent donc pas distinguer des mots. On dit qu’elles sont en distribution complémentaire. C’est le cas pour les sons qui terminent les deux mots allemands ich et ach, ainsi qu’en espagnol pour les sons notés d dans les mots fonda et nada. Pour savoir s’il s’agit, dans chaque cas, d’un seul phonème ou de deux variantes combinatoires, il faut faire intervenir le critère de la similarité phonétique. Les variantes combinatoires sont appelées aussi allophones.

La notion de variante combinatoire est très importante pour les linguistes américains, en particulier Zellig S. Harris. En effet, ils considèrent le phonème comme une classe de sons phonétiquement apparentés et se trouvant en distribution complémentaire. Le point de vue qui les intéresse est essentiellement descriptif ; la seule réalité qu’ils envisagent est la distribution des éléments sur l’axe de la chaîne parlée (axe syntagmatique), et ils refusent d’envisager le choix possible en un point de la chaîne parlée (axe paradigmatique). C’est uniquement dans la perspective syntagmatique qu’ils essayent de résoudre tous les problèmes qui peuvent se poser à l’analyse phonologique. Le recours au sens n’a qu’une valeur suggestive, et la méthode des paires minimales n’est utilisée que de façon tout à fait accessoire. Leur méthode, utilisée pour l’étude des langues amérindiennes, consiste à transcrire phonétiquement le maximum d’énoncés de la langue étudiée et à comparer les sons qui apparaissent en distribution complémentaire : deux sons en distribution complémentaire sont les variantes d’un même phonème s’ils ont en commun un trait absent chez les autres sons.


Les traits distinctifs

Pour mieux rendre compte de la valeur fonctionnelle des traits distinctifs, André Martinet, reprenant les principes de classement de N. Troubetskoï, regroupe les phonèmes en classes d’après le lieu et le mode d’articulation, ce qui fait apparaître la structure du système en séries (phonèmes prononcés selon le même mode), en ordres (phonèmes prononcés au même lieu), en corrélations et en faisceaux de corrélations. Une telle présentation dégage les éléments de symétrie et les tendances qui caractérisent la structure du système étudié, permettant ainsi de mettre en valeur les points de déséquilibre et les directions de changement. La théorie phonologique de A. Martinet et l’application qu’il en fait à l’étude des problèmes de phonétique historique reposent en effet sur le principe d’économie ; pour produire le plus grand effet possible avec le moins de dépense possible et donc le maximum d’oppositions phonologiques avec le minimum de traits distinctifs, les communautés linguistiques ont tendance à organiser les unités d’expression en séries et en ordres parallèles. L’évolution phonétique affecte en général des séries de phonèmes et non un phonème pris isolément (toutes les occlusives latines sont devenues des spirantes dans le passage au français). Les phonèmes isolés ont tendance à se déplacer pour occuper une place vide dans le système, ce qui permet de maintenir l’opposition entre le phonème et les autres phonèmes du système, en faisant l’économie d’un trait distinctif : dans l’espagnol ancien, la fricative prépalatale /∫/ était isolée ; elle est passée, en espagnol moderne, au phonème /x/, qui s’insère dans l’ordre des vélaires pour compléter la cohérence du système :
/p/-/t/-/k/
/b/-/d/-/g/
/f/-/θ/-/x/
Dans la théorie de R. Jakobson, appelée théorie du binarisme, chaque trait distinctif implique un choix entre les deux termes d’une opposition qui présente une propriété différentielle spécifique. Dans un message transmis à l’auditeur, chaque trait exige de celui-ci une décision par « oui » ou par « non ». L’auditeur est obligé de choisir entre deux qualités polaires de la même catégorie (grave ou aigu) ou entre l’absence et la présence d’une certaine qualité (voisé / non voisé, nasalisé / non nasalisé). Les lois générales des systèmes phonématiques sont établies, à partir de la description comparative des systèmes phonématiques, grâce à l’étude de la constitution du système phonématique dans l’apprentissage du langage par l’enfant et son démantèlement progressif dans l’aphasie, qui reposent sur les mêmes lois d’implication. R. Jakobson arrive ainsi à rendre compte, par douze oppositions, de l’ensemble des traits pertinents auxquels recourent toutes les langues du monde, qu’il définit d’un point de vue acoustique et articulatoire, le premier lui semblant cependant préférable. Au lieu d’étudier séparément consonnes et voyelles, il retrouve les mêmes traits distinctifs pour caractériser les deux types de phonèmes, et les mêmes traits qui opposent les consonnes aux voyelles (consonantique / non-consonantique, vocalique / non-vocalique) permettent d’opposer ces deux classes de phonèmes aux deux autres classes, celles des liquides (/l/ et /r/), qui sont vocaliques et consonantiques, et celles des glides (/j/ et /w/), qui sont à la fois non-vocaliques et non-consonantiques. Presque toutes les oppositions, qu’elles soient de sonorité ou de tonalité, s’appliquent aussi bien aux consonnes qu’aux voyelles (compact / diffus, tendu / lâche, voisé / non-voisé, nasal / oral, grave / aigu, bémolisé / non-bémolisé, diésé / non-diésé, etc.).