Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

philosophie (suite)

Ainsi, la démarche de Descartes l’amène à distinguer entre le règne de la science, qui nous assure la maîtrise et la domination de la nature, et le règne de l’homme : Descartes limite la rationalité à la physique et à la géométrie, d’une part, et il inaugure la souveraineté du sujet pensant et libre, d’autre part. En introduisant la subjectivité, il ouvre une problématique vivace, à travers Kant et Husserl, jusqu’au xxe s. Avec lui, et malgré la sévère critique de Spinoza, l’« homme » commence à exister comme concept philosophique. Mais, en rationalisant la connaissance, Descartes prépare toute la philosophie des lumières et le positivisme du xixe s. Il est, comme l’a dit Hegel, « le premier penseur moderne ».


Thomas Hobbes* (1588-1679)

On retrouve chez Hobbes le même projet d’un système général et ordonné des connaissances, comprenant l’étude des corps (physique générale), celle de l’homme naturel et celle de l’homme social. Mais sa pensée est à l’opposé du dualisme cartésien : le même mécanisme est à l’œuvre dans la nature et dans l’homme, dans la subjectivité et dans l’institution politique. Or, les choses sont extérieures aux idées, comme la nature à la raison. La tâche de la raison est de substituer l’ordre au désordre, comme le montre la célèbre analyse de l’institution politique : la nature est dangereuse et violente, la survie y est impossible ; d’où la nécessité du pacte social où l’homme aliène sa puissance et sa liberté naturelles au profit de la sécurité. Hobbes introduit une problématique de la « nature », directement héritée de son mécanisme, qui alimentera les théories sur le droit au xviiie s.


Malebranche* (1638-1715)

L’œuvre de Descartes eut un grand retentissement. Après lui, on s’attache à dissocier l’exigence rationnelle de son fondement subjectif. Pour Malebranche, il s’agit de sauver la religion des cadres philosophiques de l’aristotélisme pour l’intégrer dans la rigueur cartésienne. Il n’y a pas contradiction, mais collaboration entre les vérités de la foi et celles de la raison ; l’exigence méthodique fondée par Descartes conduit à Dieu plus sûrement que l’obscurantisme médiéval. Malebranche infléchit l’ordre cartésien dans un sens religieux ; pour cela, il élimine le « cogito » de la place centrale qu’il occupe chez Descartes. À l’intuition du « moi » et à la déduction de Dieu, il oppose la « vision en Dieu » : les idées ne sont pas des états du « moi », mais les essences des choses qui n’existent qu’en Dieu. Il est la seule cause des choses, les causes naturelles n’étant qu’occasionnelles (occasionnalisme).

Ainsi, la religion, apparemment compromise par les progrès de la rationalité et du naturalisme, trouve avec Malebranche un nouvel apologiste, comme elle trouve dans l’absolutisme royal un nouveau fondement.


Spinoza* (1632-1677)

Avec Spinoza, la philosophie atteint la perfection du rationalisme ; elle retrouve cette « souveraineté » réclamée par Platon et si rarement réalisée dans l’histoire de la philosophie.

Spinoza est cartésien par l’exigence de méthode : écarter les préjugés et les présupposés, procéder « more geometrico », en partant de définitions claires et non d’axiomes universels. Mais, pour lui, la vérité ne peut être garantie de l’extérieur, par la certitude du sujet ou la véracité divine ; l’idée possède son critère intrinsèque de vérité : sa parfaite détermination à partir de la définition.

Or l’idée parfaitement déterminée est celle qui déduit un attribut de la nature d’un sujet, comme l’idée mathématique. Il est donc impossible de déduire de l’idée l’existence, car celle-ci n’est pas comprise dans l’idée. La démarche de Spinoza est, de ce fait, opposée à toute la tradition idéaliste : pour lui, il s’agit d’atteindre la connaissance de la nature et non de garantir son existence par rapport à l’idée. Il n’y a d’idée vraie de la nature que celle qui représenterait à l’esprit une substance contenant tous ses attributs en elle-même, comme l’idée vraie du cercle est celle qui représente à l’esprit tous les attributs du cercle. L’idée de Dieu est l’idée de cette substance infinie, douée d’une infinité d’attributs, comme l’idée de la nature : « Il n’y a dans l’entendement divin d’autres substances ni d’autres attributs que ceux qui existent formellement dans la nature » (Court Traité). Dieu est substance non à la manière d’un sujet — il est cause —, non à la manière d’un moteur extérieur, mais comme principe d’intelligibilité immanent à la nature. Tout est nature, tout est Dieu.

Cette autosuffisance de la nature identifiée à Dieu (nature naturée et nature naturante) amène Spinoza à affirmer, contre tous ses contemporains, l’identité de l’âme et du corps, qui ne sont que les modes, finis et déterminés, des attributs divins. L’âme ne survit pas plus au corps qu’elle n’est libre de lui. Le « premier genre de connaissance », qui ne tient pas à l’erreur, donc au libre arbitre, mais à la nature, cause de tout, est la méconnaissance où est l’âme de sa propre détermination. À la théorie cartésienne du libre arbitre, Spinoza oppose l’idée de l’homme comme « automate spirituel » : déterminé à agir par des causes qu’il ignore, l’homme se croit libre, tel un « empire dans un empire » ; se méconnaissant lui-même, il méconnaît la nature, qu’il interprète en projetant sur elle l’illusion de liberté qu’il a sur lui ; aussi croit-il la nature gouvernée par un être souverain, comme il croit lui-même se gouverner souverainement. Un décentrement est donc nécessaire pour passer à la « connaissance du deuxième genre », qui est celle du déterminisme universel. Par la conscience de sa détermination, l’âme, de passive, devient active ; elle connaît sa propre nature en se connaissant comme nature singulière dans l’infini de la nature. Dans un second renversement, on passe alors à la « connaissance du troisième genre », où l’âme atteint la béatitude éternelle non dans l’au-delà, mais dans l’être-là, par la conscience de l’infini, qui habite à chaque moment le fini : « La sagesse est méditation de la vie, non de la mort. »