Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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patrologie (suite)

En effet, cette religion « positive » — par opposition aux religions dites « naturelles », soit entre autres l’animisme — qu’était alors le judaïsme depuis ses origines et à travers toutes ses transformations historiques reposait avant tout sur l’autorité souveraine de Dieu, tel qu’il s’était fait connaître aux fondateurs et aux plus importants protagonistes du culte juif. L’autorité de la Révélation divine rejaillissait sur la personne des bénéficiaires élus de celle-ci et s’attachait au Livre, où étaient consignés les faits et les dires de ces derniers, dès que pareil Livre il y eut. Pas de Révélation fondatrice sans une Tradition également sacrée ; et en toute religion pas de dynamisme renouvelé sans une méditation incessante sur cette Tradition vivante, qui permet de remonter dans le passé jusqu’à la source de la Révélation divine. En termes bibliques, les « patriarches » étaient ainsi considérés comme les « Pères des origines » selon l’étymologie du mot, véritables éponymes des tribus d’Israël, susceptibles de fonder des interprétations variées et toujours reprises de l’épopée globale du yahvisme, comme Paul* de Tarse, devenu chef de communautés chrétiennes, s’y exercerait encore. Mais c’est tout au long de l’histoire du peuple juif que les gens de la Bible avaient coutume de célébrer le rôle éminent des « Pères » modèles de foi, maîtres de sagesse, témoins héroïques en cas de persécution. On connaît ainsi l’« Éloge des Pères », genre littéraire pratiqué par exemple dans le livre de l’Ecclésiastique, ou Sagesse de Ben Sira (chap. xliv-l), dont un écho, répercuté à travers la littérature rabbinique aux approches de notre ère, se retrouvera dans l’Épître de Paul aux Hébreux (xi) ou encore dans la Lettre aux Corinthiens, attribuée à Clément de Rome, l’un des responsables de l’Église locale vers l’an 95. D’autre part, l’analogie de la paternité venait spontanément sous la dictée de saint Paul lorsqu’il s’adressait à une communauté chrétienne fondée par lui : « Auriez-vous en effet des milliers de pédagogues dans le Christ, que vous n’avez pas plusieurs pères ; car c’est moi qui, par l’évangile, vous ai engendrés dans le Christ Jésus » (I Corinthiens, iv, 15).

Et bien que l’Évangile se fasse l’écho d’un certain rigorisme à cet égard (« N’appelez personne votre « Père » sur la terre » [Matthieu, xxiii, 9]), sans doute en réaction contre le prestige dont s’entouraient les rabbins juifs, le titre honorifique de « Père » ne dut point tarder à couvrir la fonction des principaux responsables au sein des communautés évangéliques. Avec l’émergence d’une structure de type épiscopal au cours du iie s., canoniquement déclarée de provenance apostolique au siècle suivant, donc supposée issue de la révélation très particulière de Dieu en Jésus* de Nazareth, sur laquelle se fondait le christianisme dans ses éléments décisifs, les « Pères » étaient tout normalement ces évêques qui baptisaient les nouveaux convertis, présidaient à l’eucharistie* et se réservaient le droit de prêcher, c’est-à-dire de commenter les Écritures. Il en fut ainsi durant les cinq siècles de l’Église « ancienne », jusqu’à la disparition de l’Empire romain et à l’avènement des chrétientés barbares en Occident ou byzantines en Orient, où l’« abbé » monastique (abba, « père » en hébreu) réincarnera souvent en sa personne les valeurs morales, spirituelles et doctrinales portées jusque-là par les « papes » (pappas, « père » en grec) des grandes métropoles ou les évêques de moindre importance.


La notion chrétienne des Pères

Les « Pères de l’Église » sont donc d’abord des membres de la hiérarchie épiscopale durant le premier demi-millénaire de notre ère. Mais, si les historiens de l’Église s’intéressent à ces évêques pour déterminer quel fut leur rôle dans le développement du christianisme, la « patrologie » s’attache avant tout à leur œuvre doctrinale. Or, qui dit doctrine, dit enseignement, ou plutôt œuvre littéraire où cette doctrine s’est communiquée. Les Pères, au sens de la patrologie, sont donc des écrivains responsables à un niveau élevé de la transmission de l’enseignement chrétien. Cette définition, plus stricte, est même si catégorique qu’il ne fallut pas obligatoirement être un évêque pour compter, très tôt, parmi la lignée de ces Pères. Car, si la patrologie est un produit scientifique de l’esprit moderne, la notion de « Pères de l’Église » était fixée, elle, dès le ive s. Le moine Vincent de Lérins († v. 450) résumait de façon lapidaire une conception déjà ancienne de son temps lorsqu’il évoquait ces garants de la vraie foi, d’une conduite irréprochable, d’une orthodoxie sans défaillance, au service des Églises et reconnus par tous comme des Pères de la Tradition. La formule Père de l’Église, en termes propres, se lit sans doute pour la première fois chez Eusèbe* de Césarée (v. 265 - v. 340) ; mais l’argument selon lequel des évêques invoquaient l’autorité de certains prédécesseurs en leur donnant ce titre devait être en vogue depuis bien plus longtemps. Des prêtres ordinaires ou des ascètes non-prêtres appartenaient, en tout cas, au nombre de ces autorités théologiques reconnues par tous dès le moment où le christianisme, ayant acquis droit de cité dans l’Empire, put opérer sa promotion culturelle dans ce cadre.


Une carte de l’âge d’or des Pères

Une rapide esquisse topographique invite à discerner plusieurs traits marquants de cet « âge d’or » des Pères de l’Église, qui court du premier tiers du ive s. jusqu’en la seconde moitié du ve. D’abord apparaît la dispersion des Pères à l’entour de la Méditerranée. Ceux-ci se regroupent, pour une part notable, dans les plus grandes villes de l’Empire, qui étaient aussi les principales métropoles de la chrétienté constantinienne. Et ce fait impose de considérer le christianisme d’alors comme un phénomène essentiellement urbain. Mais le choix des centres où œuvraient les Pères de l’âge d’or est aussi bien l’indice d’une réalité mystique. Jérusalem*, Antioche*, Rome* et Alexandrie*, autant d’Églises qui se concevaient à des titres divers comme des créations de l’apôtre Pierre*. À Jérusalem, celui-ci avait inauguré son ministère au jour de la Pentecôte ; à Antioche, il avait fondé la première grande communauté chrétienne en terre païenne, une Église destinée à devenir le plus intense foyer missionnaire de la foi nouvelle durant au moins deux siècles ; à Rome, il avait scellé son témoignage apostolique dans le sang du martyre, se constituant par là comme la suprême gloire des disciples de l’Évangile en ce lieu ; dans la capitale prestigieuse de l’Égypte, annexée au domaine de l’empereur depuis une centaine d’années à peine, il avait envoyé son disciple immédiat, l’évangéliste Marc, selon une tradition alexandrine qui marqua la politique religieuse de cette Église pour de longs siècles.