ornement

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


En latin : ornamentum ou ornatus ; en italien : ornamento ; en espagnol : adorno ; en anglais : ornament.


Cette notion a son origine dans la rhétorique antique. D'Horace (Ars poetica – Epistula ad Pisones) à Alberti (De re aedificatoria) elle est également indissociable de la théorie de l'art. Au xviiie s., et en particulier dans le Laokoon de Lessing, la contestation du principe ut pictura poiesis d'Horace engagea l'émancipation de l'esthétique par rapport à la rhétorique. Le déclin de la tradition rhétorico-poétique et l'abandon des styles canoniques n'ont cependant fait que rendre plus virulent encore le débat sur l'ornement pendant tout le xixe s., au tournant du siècle et jusqu'à la « post-modernité ».

Esthétique, Linguistique

De la rhétorique antique aux théories de l'architecture et aux poétiques de la Renaissance et du classicisme

Dans la rhétorique antique, l'elocutio avait pour fonction « d'orner les paroles » (ornare verbis). En liaison avec l'inventio et la dispositio elle contribuait à l'expression correcte, c'est-à-dire adéquate, du sujet traité et jouait un rôle décisif dans la mesure où c'est l'ornement qui attirait l'attention de l'auditeur et emportait son adhésion(1). Cicéron dira que « l'éloquence réside entièrement dans l'elocutio »(2). Aristote met cependant en garde contre « une langue trop éblouissante [qui] obscurcit les caractères et les pensées »(3). Sa préoccupation est d'ordre ontologique et c'est pourquoi il met en garde contre un usage abusif de la métaphore – l'expression d'une chose par le truchement d'autre chose –, tout en concédant qu'en elle réside la spécificité de la poétique, et recommande de mêler avec mesure tournures inhabituelles et expressions usuelles.

Les recommandations d'Aristote ne doivent toutefois pas être confondues avec les exigences modernes de vérité et d'authenticité éthique. La rhétorique antique n'était que l'art de convaincre. Tant Platon qu'Aristote la distinguent pour cette raison de la dialectique qui est la connaissance du vrai. Les rhéteurs Tisias et Gorgias, dit Platon dans le Phèdre, ont compris « que les vraisemblances méritent plus de considération que la vérité »(4). Quintillien estime que la tâche de la rhétorique consiste à rendre crédible des vérités relatives ou des assertions vraisemblables – qu'elle ne vise donc que la persuasion. La rhétorique antique est avant tout une pragmatique. Ce qu'elle appelle ethos consiste à bien connaître la disposition d'esprit du récepteur et à lui adapter la forme du discours(5).

Vers la fin du ier s., deux écoles s'affrontent à Rome : l'atticisme et l'asianisme. Tandis que les stoïciens font valoir une exigence de vérité dont résulte le style cynique(6), les Péripatéticiens conçoivent la convenance comme un impératif d'harmonie et de sociabilité. L'atticisme considère la correction de l'expression (puritas), sa clarté (perspicuitas) et l'absence d'ornements comme les vertus rhétoriques suprêmes, l'asianisme adopte un style incantatoire qui fait flèche de tous les moyens poétiques, y compris la versification(7). Pour sa part, Cicéron estime que la perfection rhétorique consiste à s'affranchir des contingences, tant des circonstances que de l'expression, et à atteindre l'expression « juste », qu'il nomme ornatus(8). Sa conception de l'ornatus constitue une véritable refondation de la tradition rhétorique.

Vitruve, théoricien du « classicisme du siècle d'Auguste » rejette les décorations hellénistiques. Dans son traité De architectura (entre 35 et 25 av. J.-C.), dont l'influence fut considérable jusqu'à la Renaissance (L. B. Alberti : De re aedificatoria, Florence 1485, A. Palladio : Quattro Libri dell' architettura, Venise 1570) et même au-delà, il transpose l'impératif rhétorique de convenance dans le domaine architectural. L'opposition qu'il introduit entre ornatus et ornamentum contient en germe la décomposition de la conception rhétorique de l'ornement et prélude à la problématique moderne de l'ornement comme pure décoration, parergon, alors que l'ornement légitime, pour Vitruve, trouve au premier chef son expression dans la corbeille des colonnes (que l'italien nomme d'ailleurs ornamento), élément tout à la fois porteur et décoratif.

C'est Alberti qui développa l'opposition entre le décoratif et l'utile en considérant la beauté (pulchritudo) comme relevant de la substance, tandis que la décoration n'est qu'un accident. Le nécessaire, l'utile et le beau, lequel doit être à la fois agréable et moral (honestum), sont les trois principes que l'architecte doit respecter. Leur accord se traduit par la concinnitas – une notion reprise de Cicéron (comme du reste celle d'honestum – cf. Cicéron, De officiis). Cette conception se retrouve, sans changements majeurs, dans tous les traités d'architecture jusqu'au xviiie s., par exemple chez C. Perrault, qui identifie la concinnitas à la bienséance(9). Ce faisant, il s'éloigne, comme du reste déjà Alberti, de Cicéron, lequel distinguait ornatus et decorum. Chez Perrault l'ornement est clairement au service de la représentation politique.

L'effondrement de la vision rhétorique du monde

La rupture avec la tradition rhétorique sera donc au xviiie s. en même temps une rupture avec la représentation d'ancien régime. Dans le domaine littéraire elle se traduit par le discrédit dans lequel tombent les poétiques qui, depuis Horace et jusqu'au xviie s., se concevaient au premier chef comme des traités normatifs concernant l'elocutio, c'est-à-dire l'expression « poétique ». En 1730, Du Marsais estime qu'un jour de marché sont créées plus de figures que dans bien des débats académiques(10). Du coup la rhétorique se voit limitée à l'usage d'un discours élevé et la convenance renvoie aux codes socioculturels de la bienséance.

La crise qui s'empare de la rhétorique transforme les rapports entre les partes rhetorices ; dès le xvie s., l'inventio prend le pas sur l'elocutio, une évolution que résume la formule célèbre de Pascal : « la véritable éloquence se moque de l'éloquence ».

L'ornement perd définitivement son statut normatif, qu'il tenait de sa fonction d'opération rhétorique constitutive. Dans la Critique du jugement Kant ne tiendra plus la rhétorique que pour l'art d'exploiter les faiblesses de l'auditeur et le priver ainsi de sa liberté(11). La rhétorique va certes survivre dans l'enseignement des humanités mais l'ornement n'est plus qu'ornamentum – plus problématique que jamais du fait de l'effondrement de la représentation d'ancien régime.

L'actualité persistante de l'ornement

Pourtant, dans l'ordre socio-culturel, l'ornement demeure très présent. S'il a perdu son statut rhétorico-poétique, il compense au xixe s. cette perte par le style architectural historiste. Parallèlement on se met à étudier systématiquement l'histoire de l'ornementalisme. Avec les Stilfragen – Grundlegung zu einer Geschichte der Ornamentik d'Alois Riegl (le fondateur de l'école viennoise d'histoire de l'art), en 1893, il passe au premier plan dans les préoccupations des historiens de l'art. Mais l'historisme du xixe s. ne se contente pas de réhabiliter l'ornementalisme comme forme, il le conçoit comme un paradigme anthropologique et historique. Cette conception s'épanouit jusqu'au tournant du siècle chez Riegl et jusque chez les critiques les plus radicaux de l'ornement – notamment dans la célèbre attaque de Loos, pour qui l'ornement prend son origine dans les tatouages des tribus.

La « mort de l'ornement » décrétée par A. Loos ne résume certes pas toute l'esthétique de son époque. Dans les années 1900-1930 les courants artistiques les plus divers (la Sécession viennoise, les Wiener Werkstätten, les Arts décoratifs...) se réclament de la modernité et créent leur propre ornementalisme. Mais elle témoigne de l'enjeu que représente l'ornement pour la définition d'une esthétique moderne. Même lorsqu'il est banni, il reste l'horizon du débat Bloch a pu dire en ce sens de l'esthétique moderne du Bauhaus et de la Nouvelle objectivité (Neue Sachlichkeit) que leur nouvel ornement était l'absence d'ornement(12). La critique moderne de l'ornement s'est radicalisée, de A. Wagner au Bauhaus, par l'impératif d'authenticité du matériau. Si l'ornement peut être sauvé, c'est pour Wagner en tant que symbole de la construction dont il exprime de façon emblématique les principes techniques. L'ornement entend s'émanciper de la problématique de la représentation sociale, la construction invente sa propre ornementalité.

Dans la conjoncture « post-moderne » on a assisté à un retour massif de l'ornement qui démontre que cette déconnection n'est pas possible. L'ornement reste au cœur de la réprésentation sociale. Au nom du « codage multiple » (C. Jencks) et de l'éclectisme, ce retour répond à une crise des normes de la représentation sociale et tire sa légitimité de l'effondrement du progressisme rationnel de la modernité. De même que la mise en cause du code à la fois esthétique, politique et social que visualisait l'ornement a coïncidé au xviiie s. avec la naissance de l'esthétique moderne et avec la modernisation du politique, l'ornement conserve au-delà de la modernité prétendument anti-ornementale sa fonction de légitimation politique et sociale.

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Quintilien, Institutio oratoria, VIII, 3, 4-5 ; Cicéron, De oratore, 3, 104, 151.
  • 2 ↑ Cicéron, Orator, XIX.
  • 3 ↑ Aristote, Poétique, 1458b-1460b.
  • 4 ↑ Platon, Phèdre, 267a.
  • 5 ↑ Aristote, Rhétorique, 1355a.
  • 6 ↑ Michel, A., la Parole et la beauté, Paris, 1994, p. 54.
  • 7 ↑ Cicéron, Brutus, 325.
  • 8 ↑ Cicéron, De oratore, III, 107-119.
  • 9 ↑ Perrault, C., Commentaire de Vitruve, Les Dix livres d'architecture, Paris, 1836-1837.
  • 10 ↑ Chesneau du Marsais, C., Des tropes, Paris, 1730.
  • 11 ↑ Kant, E., Kritik der Urteilskraft, § 53, in Werke in 10 Bänden, Francfort, 1957, p. 431.
  • 12 ↑ Bloch, E., Héritage de ce temps, Payot, Paris, 1978.

→ architecture, esthétique, poïétique, rhétorique