hédonisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec hèdoné, « plaisir ».

Philosophie Générale, Morale

Doctrine selon laquelle la recherche du plaisir et l'évitement du déplaisir constituent des impératifs catégoriques. L'hédonisme déborde l'eudémonisme, qui, lui, en appelle seulement au bonheur.

Généalogie de l'hédonisme : le moment grec

La première pensée du plaisir se trouve chez Aristippe de Cyrène (435-350 av. J.-C.), un contradicteur contemporain de Platon. À tort on le présente comme un petit socratique, alors qu'il est bien plutôt, avec Diogène et Socrate, qu'il côtoie, une figure philosophique radicale, constitutive d'un authentique triangle subversif. Aristippe souffre de la disparition intégrale de ses textes. Ceux qui demeurent en lambeaux rendent parfois l'interprétation périlleuse et génèrent nombre de contresens.

Aristippe et ses disciples, les Cyrénaïques, écartent les sciences, les mathématiques, la métaphysique et tout ce qui ne contribue pas explicitement à la constitution d'une éthique praticable dans la vie quotidienne. Le souverain bien consiste à construire une existence tout entière vouée au plaisir et à l'évitement du déplaisir. Dans cette perspective, le corps sert de fondement à la connaissance. Cet empirisme sensualiste débouche sur un perspectivisme parent de celui des sophistes. L'individu devenu la mesure de toute chose peut s'installer dans la seule dimension du réel : le présent.

La première postérité hédoniste : l'épicurisme

L'histoire de ce que doit la pensée d'Épicure au corpus cyrénaïque reste à écrire. On distinguera la pensée d'Épicure de la pensée épicurienne : la première formule une version eudémoniste de l'hédonisme, sinon un paradoxal hédonisme ascétique. Le plaisir défini comme satisfaction des seuls désirs naturels et nécessaires (boire de l'eau et manger pour survivre...) procède de l'idiosyncrasie du philosophe au corps délabré incapable de supporter la charge énergique d'un hédonisme digne de ce nom. Quant aux épicuriens – Lucrèce, certes, mais aussi les élégiaques et les poètes du cercle Campanie, Horace entre autres, ou Philodème de Gadara –, ils réactivent assez singulièrement les thèses de l'hédonisme cyrénaïque : le carpe diem horacien, la joie bachique et gastronomique, le corps libéré et la sexualité ludique, la vie comme exercice visant l'augmentation de la liberté, etc.

Traces et formule d'un matérialisme hédoniste

Avec le triomphe du christianisme, l'hédonisme disparaît de l'horizon philosophique. La patrologie voue une haine forcenée au plaisir et au corps. Quelques traces hédonistes persistent tout de même dans des courants de résistance au judéo-christianisme : des gnostiques licencieux (iiie - ive s.), puis des frères et sœurs du libre esprit (du Moyen Âge à la Renaissance), ou quelques libertins dits érudits (xviie s.), par exemple, revendiquent une position matérialiste, antichrétienne, anti-platonicienne, sensualiste et pragmatique.

Après Aristippe de Cyrène, l'autre grande figure de l'hédonisme est sans conteste J. Offray de La Mettrie (1709-1751), médecin de formation, matérialiste radical, voluptueux sans complexe, il fustige le spiritualisme chrétien, le dualisme et l'idéalisme platonicien, l'idéal ascétique stoïcien, et milite pour un monisme athée qui reprend peu ou prou les thèses cyrénaïques : réduction de la philosophie à la morale, soumission de la pensée à l'action, négation de la métaphysique, éloge du corps sensuel, nominalisme matérialiste, perspectivisme éthique, subjectivisme ludique.

Résistances et persistances de l'hédonisme

La Révolution française conforte la tradition judéo-chrétienne, et condamne le plaisir sous toutes ses formes. Après 1789, on vise plutôt un eudémonisme social (voire les variations sur le thème socialiste), qui discrédite l'option hédoniste jugée bourgeoise et individualiste. Intempestif, Jeremy Bentham (1748-1832) propose pourtant à cette époque un authentique projet de société hédoniste. L'arithmétique des plaisirs, la soumission de la société au principe de l'augmentation du plaisir – et non seulement du bonheur – pour le plus grand nombre installe son œuvre, mal connue, au cœur des projets hédonistes les plus achevés. L'utilitarisme procède de cette doctrine.

Permanence d'un refoulement

Alors que toutes les écoles philosophiques de l'Antiquité ont vu très tôt l'établissement de leur doxographie, que l'on dispose depuis toujours d'éditions et de traductions des auteurs de la tradition idéaliste, que les travaux et les cours abondent sur ce courant, la pensée cyrénaïque est restée absente de l'édition, de l'université et de la librairie jusqu'au début de l'an 2002... Un pareil « oubli » persiste pour les figures hédonistes du gnosticisme, du Libre Esprit, du libertinage dit érudit, ou de la tradition matérialiste, voire pour l'œuvre même de Bentham.

L'hédonisme passe souvent pour une option philosophique intenable, parce qu'il met en jeu et en scène le grand refoulé de la pensée traditionnelle occidentale : le corps défini comme une machine sensuelle, l'invitation existentielle à la conversion et au souci de soi dans la vie quotidienne, l'obligation de cohérence entre le dit d'une doctrine et les faits d'un comportement, la volonté de ne pas en rester au désir frustrant doublé de sa réalisation dans un plaisir manifeste, la philosophie débordant l'université, l'option d'une aristocratisation de l'individu comme antidote à l'élitisme des castes, la pratique d'une esthétique ludique et d'une théâtralisation de la pensée. Trop de réel, pas assez de mise à distance du monde, ce dont vit la pensée classique – ce qui, d'ailleurs, la définit.

Dans la perspective contemporaine (fin des grands discours, disparition du christianisme et du marxisme, triomphe du nihilisme, retour réactionnaire de quelques pensées conservatrices de la tradition), l'hédonisme propose une alternative inexploitée susceptible de permettre un grand chantier contemporain pour la philosophie, certes, mais aussi pour la politique, l'esthétique et tous les secteurs idéologiques associés.

Michel Onfray

Notes bibliographiques

  • Bentham, J., Traité de législation civile et pénale, Bossange, 1802.
  • Lacarrière, J., les Gnostiques, Gallimard, Paris, 1973.
  • La Mettrie, Œuvres philosophiques, Fayard, Paris, t. I, 1984, et t. II, 1987.
  • Onfray, M., l'Invention du plaisir. Fragments cyrénaïques, Livre de poche, Biblio-Essais, Paris, 2002.
  • Pintard, R., le Libertinage érudit, Slatkine, 1983.
  • Vaneighem, R., le Mouvement du libre esprit, Ramsay, Paris, 1986.

→ bonheur, éthique, eudémonisme, plaisir