cartésianisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Philosophie Générale

Dans l'usage courant, ce terme désigne tout à la fois la philosophie propre de Descartes et ses suites au xviie s., jusqu'aux grands systèmes classiques de Spinoza ou de Malebranche.

En 1759, d'Alembert propose une histoire des progrès de la raison dans laquelle les lectures successives de Descartes produites durant tout un siècle permettent de repérer les principales étapes de la modernité philosophique, depuis l'adoption des principes du mécanisme jusqu'au geste critique des encyclopédistes : « Enfin Descartes au milieu du xviie s. a fondé une nouvelle philosophie, persécutée d'abord avec fureur, embrassée ensuite avec superstition, et réduite aujourd'hui à ce qu'elle contient d'utile et de vrai »(1). L'intérêt de cette présentation tient à ce qu'elle ne masque pas la complexité du rapport à Descartes, même si d'Alembert prétend définir une vérité féconde du cartésianisme, qu'il ne faudrait pas confondre avec les énoncés explicites de la doctrine et qui constitue l'axe d'un progrès continu. Cette interprétation a peu ou prou forgé l'idée d'un rationalisme cartésien dressé contre l'autorité, dogmatique à ses débuts mais qui accomplirait son destin philosophique dans l'émancipation de l'homme des Lumières.

Le problème est tout à la fois de rendre raison de cet artefact interprétatif, de le saisir dans sa positivité et de se faire une idée plus nuancée, moins homogène au fond, d'un courant essentiel de l'histoire de la pensée classique. D'une façon plus précise, l'intelligence du cartésianisme réclame tout à la fois que l'on reconnaisse les bouleversements conceptuels fondamentaux que Descartes lègue à ses « neveux » ; que l'on saisisse les choix que les grands systèmes classiques opèrent dans cet héritage, en nommant des problèmes qui ne sont pas forcément ceux de Descartes ; que l'on renonce à positionner tous les auteurs majeurs du xviie s. par rapport à cette seule référence.

Il est permis de repérer, dans la métaphysique cartésienne, une décision majeure dont l'héritage s'impose à tous ses principaux successeurs : au lieu que, depuis Platon et Aristote, il est traditionnel de distinguer en l'âme diverses parties, dont la plus basse est en charge de l'animation du corps, Descartes réduit la nature de l'âme à sa seule dimension de substance pensante, en établissant du même coup qu'elle est réellement distincte du corps – cette découverte est le premier principe conquis par la méthode après le doute : « [...] je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle »(2). Au fond, après Descartes, il n'est plus possible de postuler la distinction des âmes végétative, sensitive et rationnelle ou intellective. Seule demeure l'âme intellective, compte bien tenu du fait que les sensations elles-mêmes sont des pensées ou des modes de l'âme. Ce bouleversement fondamental permet d'ordonner un certain nombre de problèmes, relatifs à la méthode, à la matière et à l'union, qui constituent les lignes de force du cartésianisme.

Le cartésianisme généralisé – Soit d'abord la question de la méthode qui, chez Descartes, fait l'objet d'une élaboration complexe, depuis la mathesis universalis (qui ne sera plus mentionnée après les Regulae abandonnées autour de 1619), jusqu'aux préceptes du Discours de la méthode de 1637 et à la « règle générale » qui apparaît dans le même texte. Outre que le doute ne se développe complètement que dans les Meditationes de prima philosophiae de 1641, qui l'appliquent aux natures simples intellectuelles et non simplement aux choses matérielles (comme c'est pour l'essentiel le cas dans le Discours), il faut considérer que Descartes a toujours soin d'en définir précisément le champ d'application. La négation provisoire, par le doute, des connaissances qui ne reposent que sur les préjugés des sens ou sur l'autorité de l'École est soigneusement limitée : elle n'atteint pas les principes de la morale et de la religion ; du même coup, l'histoire n'est pas soumise aux préceptes de la méthode. En revanche, en milieu réformé et singulièrement chez Pierre Bayle, cette méthode critique est élargie à l'analyse des témoignages, à la critique des fausses prophéties et à la dénonciation de la superstition(3). Cette suite infidèle du cartésianisme est sans doute ce qui donne lieu aux philosophes des Lumières de saluer en Descartes le défenseur d'une pensée libre.

Le cartésianisme critiqué – Qu'en est-il de l'ambition de Descartes de produire une exposition certaine de toute la science des hommes ? Cette prétention suscite non plus des déplacements mais de lourdes critiques. D'une façon typique, c'est alors son explication des choses matérielles à partir de l'inspection, par l'esprit, des idées qu'il en possède, qui concentre les attaques des partisans de la méthode expérimentale. L'affirmation que les idées des corps, qui sont les mêmes que celles des objets des mathématiques (la grandeur, la figure et le mouvement), expriment sans réserve la nature des choses conduit Descartes à privilégier la construction intellectuelle de modèles mécaniques, contre une expression mathématique relativement indépendante de l'assignation des causes : en cela, il ne participe pas à une certaine histoire de la physique mathématique, qui conduit de Beeckman à Galilée, à Huygens, à Leibniz et à Newton. La physique cartésienne est sans équation. La science classique se construit-elle cependant sans rapport au cartésianisme ? On objectera d'abord que Descartes, plus nettement que ses contemporains, assume la réduction de toutes les causes à la seule efficiente, en sorte qu'il prescrit au physicien la tâche d'un mécanisme intégral. Il faut surtout se rendre attentif à l'importance du concept de loi de la nature mis en place dans les Principia philosophiae de 1644 : Descartes introduit l'idée de « lois » générales (elles ne sont pas limitées à telle ou telle région du monde physique), assorties de conditions de quantification (avec, par excellence, l'affirmation d'un bilan d'invariance de la quantité de mouvement dans le monde) et pourvues d'une assise causale, dans le concours ordinaire de Dieu. Le fait, si souvent répété, que ses règles du mouvement sont presque toutes fausses (on excepte la première) s'avère alors très secondaire. D'Alembert, une fois encore, est très conscient de ce point et distingue entre les résultats positifs de la science cartésienne et le cadre formel qu'elle met en place : « Reconnaissons donc que [...] s'il s'est trompé sur les lois du mouvement, il a du moins deviné le premier qu'il devait y en avoir »(4).

Le cartésianisme inventé – Descartes aurait malgré tout manqué sa physique, pour avoir trop préjugé des capacités de l'âme à tout connaître par idées. Mais cette connaissance implique l'engagement du sentiment (qui, bien sûr, est aussi un mode de l'âme), lorsqu'il s'agit de saisir l'union de l'âme avec un corps auquel elle est étroitement associée. Tout le traité des Passions de l'âme est consacré à déchiffrer cette union « en physicien », c'est-à-dire en découvrant les raisons des phénomènes sensibles qui nous apparaissent effectivement. Et c'est l'union qui, dès le xviie s., fut bien comprise comme le grand problème du cartésianisme. Il est certain qu'elle constitue un problème pour les cartésiens, qui élaborent diverses solutions pour expliquer la correspondance des modifications des deux substances : l'occasionnalisme malebranchien, où Dieu est en chaque circonstance (mais suivant des lois générales) la vraie cause de cette concordance ; ce qu'on a appelé le parallélisme de Spinoza, où les deux attributs (la pensée et l'étendue) expriment la même substance ; et, dans une certaine mesure, l'hypothèse leibnizienne de l'harmonie préétablie, où l'âme produit de son propre fond toutes les perceptions qui répondent à l'état du corps, sans que celui-ci soit jamais cause en elle. Mais l'union n'est pas le problème de Descartes lui-même, qui la rencontre comme un fait d'expérience ; on l'a dit, c'est bien plutôt la distinction réelle de l'âme et du corps qu'il doit conquérir, contre l'héritage péripatéticien. En somme, le fameux problème du « dualisme » est largement inventé après Descartes et projeté sur lui.

Le cartésianisme « ignoré » – Est-ce à dire, pour conclure, que tous les problèmes de la philosophie classique sont construits en référence à Descartes, sur le mode de la transposition, de la critique ou de l'invention ? Le témoignage de Leibniz est ici essentiel, qui atteste que l'héritage d'Aristote demeure déterminant tout au long du xviie s., et jusque dans la constitution de la science. Dès ses écrits de jeunesse, il signale expressément que c'est de l'extérieur qu'il considère l'auteur des Principes de la philosophie (dont il proposera bien plus tard une réfutation détaillée) : « [...] je l'avoue, je ne suis rien moins qu'un cartésien »(5), c'est-à-dire, non seulement anti-cartésien, mais, foncièrement, non cartésien. C'est ce qui lui permettra, en particulier, d'envisager le rétablissement des formes substantielles, contre l'auteur qui, en fin de compte, incarne par excellence le mécanisme des modernes.

André Charrak

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ D'Alembert, J., Essai sur les éléments de philosophie, chap. I, Fayard, Paris, 1986, p. 10.
  • 2 ↑ Descartes, R., Discours de la méthode, IVe partie, éd. Alquié, Garnier, Paris, 1988, p. 604.
  • 3 ↑ Labrousse, E., « Pierre Bayle et l'histoire », Notes sur Bayle, Vrin, Paris, 1987, p. 23.
  • 4 ↑ D'Alembert, J., Discours préliminaire de l'Encyclopédie, Vrin, Paris, 2000, p. 129.
  • 5 ↑ Leibniz, G. W., Correspondance avec Thomasius, 30 avril 1669, trad. Bodeüs, Vrin, Paris, 1993, p. 98.
  • Voir aussi : Alquié, F., La Découverte métaphysique de l'homme chez Descartes, PUF, Paris, 1996.
  • Beyssade, J.-M., La Philosophie première de Descartes, Flammarion, Paris, 1979.
  • Guéroult, M., Descartes selon l'ordre des raisons, Aubier, Paris, 1968.
  • Kambouchner, D., L'Homme des passions, Albin Michel, Paris, 1995.
  • Laporte, J., Le Rationalisme de Descartes, PUF, Paris, 1988.
  • Manon J.-L., Sur la théologie blanche de Descartes, PUF, Paris, 1991.

→ doute, mécanisme, méthode, rationalisme