François Villon

François Villon
François Villon

Poète français (Paris 1431-après 1463).

Du Lais au Testament

Présentant son édition de 1533, Clément Marot se plaignait que la tradition n'ait livré de Villon qu'une œuvre corrompue et « gâtée ». Il faut tenir compte de cette « brouillerie » des textes manuscrits ou imprimés (la première édition de Pierre Levet date de 1489) dans l'interprétation de sa poésie, plus encore que du mystère dont se serait entouré l'auteur, maintenant identifié avec François de Montcorbier, reçu maître ès arts de l'université de Paris en 1452. Ces difficultés fondamentales ne font que stimuler la légende littéraire et l'analyse scientifique. L'histoire des interprétations qu'on a données du poète témoigne de l'étonnante densité de son système d'écriture, car chacun essaie de le déchiffrer à sa manière. Miracle d'une poésie qui se présente à la fois comme une énigme et une communication, elle donne l'impression d'intimité malgré la distance, d'authenticité malgré le masque, de complicité malgré le scandale.

Cette œuvre, dont l'inventaire reste incertain, s'organise solidement autour des deux grands poèmes, le Lais, de 1456, et le Testament, de 1461. Le rapport entre ces deux textes est bien indiqué par l'auteur, puisque le second reprend les dons (legs) du premier, selon une démarche de transposition et d'amplification caractéristique de la mentalité médiévale. On sait le rôle joué dans la culture chrétienne par les concordances et les correspondances entre l'Ancien et le Nouveau Testament. De même, la littérature, celle du Roman de la Rose par exemple, se fonde volontiers sur la rectification d'un texte par un autre texte. Mais, si nous reconnaissons ainsi, dans la logique de cette création poétique, le dialogue que tend à établir toute écriture avec la lecture d'un écrit antérieur, nous devons chercher aussi la signature permettant d'identifier les poésies éparses quand manque l'acrostiche. Ainsi, la « ballade de bon conseil », dont le moralisme conventionnel pourrait surprendre, se situe dans la ligne des « leçons » que contient le Testament ; c'est aussi le thème des ballades en jargon. D'un autre point de vue, ce dialogue d'une œuvre à l'autre permet d'imaginer l'évolution d'une vie et de vérifier la grille des renseignements biographiques recueillis par les érudits. Du Lais au Testament, la conscience de Villon semble s'être alourdie, comme le casier judiciaire de François de Montcorbier. Le meurtre du prêtre Ph. Sermoise, le cambriolage du collège de Navarre, la prison de Meung-sur-Loire, celle du Châtelet, la condamnation à mort de 1463 jalonnent une histoire que l'on reconstitue à partir des indices trouvés dans les archives, comme d'après les confidences faites dans les poèmes.

La versification

Ce qui marque tous les vers attribués à Villon, c'est d'abord la maîtrise d'une poétique formelle, héritée de la tradition lyrique. La virtuosité avec laquelle ce poète imite les rondeaux, et surtout les ballades à la mode, lui permet d'y ajouter d'autres effets. Offrant, avec quelques rimeurs, à Charles d'Orléans une ballade sur le motif « Je meurs de soif auprès de la fontaine », il sait tirer parti de cette structure contradictoire pour définir l'ambiguïté de son humeur (« je ris en pleurs »), comme son destin de vagabond bien accueilli, mais vite congédié de chacun. En contraste avec ce festival de cour, les ballades en jargon sont des variations sur le thème d'un avertissement équivoque aux mauvais garçons. De ces onze ballades, dont certaines sont mal bâties, il est illogique d'en attribuer plus d'une ou deux à Villon, qui s'amuse avec ses compagnons, galants ou « Coquillards », à imiter les passe-temps courtois. Enfin, les huitains du Lais et du Testament confirment l'art du versificateur, qui, articulant la phrase sur le groupe d'octosyllabes, semble toujours aboutir à la formule la plus naturelle et d'apparence la plus spontanée. Ces deux pièces sont aussi influencées par l'esthétique des dits d'amour allégoriques et moralisants, qui s'épanouit aux xive s. et xve s. La fiction du donateur et du testateur sert, comme l'allégorie chez Guillaume de Machaut, à unifier le discours moral par rapport au personnage mis en scène, tout en permettant le démarrage de l'imagination et en fondant l'analogie des métaphores sur une prétendue situation concrète. Il est vrai qu'à l'intérieur même de la composition poétique tout ce qui se dit est remis en question par divers procédés de la rhétorique se rattachant à l'ironie, comme l'antiphrase, la réticence, la digression, l'accumulation.

Ainsi se trouve traité avec humour le thème du congé, illustré autrefois à Arras, notamment par Adam de la Halle. Comme celui-ci avait pris congé de sa ville en remerciant ses protecteurs et en raillant certains bourgeois qu'il n'aimait pas, Villon, dans le Lais, prend congé de Paris, en chevalier aventureux et amoureux que son départ met en péril : il distribue ses biens entre ses amis. Mais cette fiction est démentie par les allusions à l'écolier (nous dirions l'étudiant), dont la plume ne rédige finalement que des donations illusoires : belle occasion de se moquer de quelques-uns, dont le nom se trouve associé à des cadeaux irrévérencieux ou dangereux, car les biens meubles et immobiliers du donateur ne sont que jeux de mots, notamment à partir des enseignes de la ville.

Dans le Testament, de plus vastes proportions (2023 vers au lieu de 320) et de composition plus complexe, la satire s'exaspère sous l'effet de sentiments plus violents, de contrastes plus accusés entre la méditation sérieuse et la raillerie, d'une opposition fondamentale entre la structure objective et les divagations de la pensée personnelle, d'une rupture du discours strophique par le lyrisme des ballades. Ce n'est plus un départ, mais le « grand départ » qui sert de prétexte à la distribution poétique. Ce changement facilite l'approfondissement moral de la réflexion, tandis que la perspective de la mort autorise toutes les questions, même les plus audacieuses, sur la société, la vie, Dieu : « Qui meurt a le droit de tout dire. » Le thème lyrique de l'amour et le thème satirique de l'argent peuvent ainsi conduire à une leçon désabusée sur la vanité des choses humaines, tandis que la rancœur de l'amant-martyr, abusé par sa Catherine-sans-merci, se renforce de la haine accumulée en prison par la victime de l'évêque d'Orléans. Au service de cette révision des valeurs en cours dans la littérature officielle, nous devinons une culture limitée mais solide, qui sait trouver dans la Bible ou chez Jean de Meung les exemples dont elle a besoin pour son argumentation. Ces réminiscences suffiraient à expliquer la substance du poème, sans nous obliger à prendre pour authentiques les allusions à l'expérience vécue. La pauvreté, la faim, le froid, la taverne et ses beuveries, les prostituées et leurs tromperies, les vieilles entremetteuses, les gendarmes et les voleurs, tout cela figure dans la tradition satirique, chez Rutebeuf et chez Deschamps encore ou chez les goliards.

On peut admirer, si l'on veut, Villon d'avoir ainsi pris soin des déshérités, victimes de leur faible nature, de leur mauvais sort, de la méchanceté humaine et de l'injustice sociale. On peut aussi apprécier l'habileté d'un plaidoyer qui fait d'un cas personnel une cause collective, les fautes et les erreurs du voleur se confondant avec tous les malheurs des faibles. Le repentir, qui semble inspirer les 832 premiers vers du Testament, débouche alors sur la révolte : dans les deux cas, la culpabilité s'estompe pour faire place à l'évidence d'une fatalité. L'ironie du discours poétique, s'attaquant à tous les préjugés qui condamnent les fautes, ne laisse plus subsister que les refrains lyriques, où se résume le fatalisme du petit peuple. On peut enfin spéculer sur les références à l'amour, en se demandant quelle part d'amour déçu cache cette amertume. Mais il est bien difficile d'estimer la sincérité du sentiment ou la philosophie de l'érotisme dans un texte dont le langage est presque toujours équivoque.

Le langage poétique

En effet, la poésie de Villon se fonde sur l'ambivalence de mots qui se situent au carrefour de significations diverses. Elle peut jouer sur les différents signifiés d'une même unité lexicale, l'un se situant par exemple dans la fiction du personnage cédant ses biens, l'autre dans le registre des métaphores grossières (bruit, branc, bourse, etc.). Elle peut aussi jouer sur le rapprochement incongru entre le signifié et un objet réel auquel on se réfère (le heaume, élément de l'armure, et enseigne d'une taverne). Mais il est impossible d'appliquer à cette poésie un décodage systématique, car, à chaque instant, l'auteur renouvelle ses procédés, créant des associations nouvelles entre les différents niveaux ou domaines du langage. Toutes les tentatives de la critique pour réduire à un seul système cette création poétique ne peuvent qu'aboutir à une distorsion : c'est le cas, en particulier, de ceux qui cherchent à surprendre dans les métaphores le code d'une société secrète ou qui décryptent de prétendues anagrammes donnant les noms des personnages fréquentés par Villon. L'usage occasionnel de ces subterfuges entre dans un projet plus souple et plus complexe, qu'on ne peut comprendre que dans le mouvement même du texte. Ainsi, les girofles dont il fait cadeau au notaire Basenier font penser aux métaphores de la violence (la gifle) ; elles sont, en tant qu'épices, la concrétisation d'une pratique souvent reprochée aux gens de justice ; mais l'humour se renforce du fait que l'envoi s'adresse au frère de l'épicier. Une telle surdétermination dans l'emploi des mots peut paraître enfermer le message dans un labyrinthe inextricable. Mais dans quel but le poète a-t-il ainsi surchargé son discours ?

Ce langage poétique ne cherche pas à enfermer le sens, mais à l'ouvrir. Ne partons pas du seul Testament pour en juger ; songeons à la fantaisie des poésies diverses ! Il s'agit de rompre le carcan du langage officiel, y compris celui des poètes de cour. Cette manœuvre linguistique est d'ailleurs en accord avec le rôle que le poète donne à son personnage, avec sa volonté de briser les barreaux, ceux de l'« amoureuse prison » comme ceux, de fer ou de foi, derrière lesquels la société enferme les non-conformistes. La poésie, ici, se confond avec une entreprise de libération. Encore faut-il mesurer objectivement les limites de ce mouvement libérateur. Certains ont surtout pensé au roman, noir ou amoureux, d'un homme dont nos textes donnent bien une image vraisemblable : mais la vraisemblance peut être une fabrication littéraire. D'autres croient entendre l'expression du sentiment populaire qui proteste et revendique : fonction peut-être objective et inconsciente, mais qui ne correspond pas à celle, voulue et affirmée, dans les « leçons » ou dans l'appel aux amis.

Il faut, pour l'interpréter, essayer de situer, comme on l'a souvent tenté, la démarche de cette poésie dans le contexte culturel de l'époque. Cherchant à expliquer Rabelais, M. Bakhtine décrit la culture populaire en évoquant l'image du carnaval. On peut formuler des réserves sur le qualificatif de populaire appliqué, par illusion romantique ou parti pris politique, à une contre-culture élaborée par des clercs et des « escoliers », véhiculée par des amuseurs professionnels, utilisée parfois comme moyen de pression par des groupes influents (bourgeois parisiens, propagandistes bourguignons), mais plus souvent servant à divertir les grands. Reste que la structure carnavalesque caractérise bien ce mouvement de révolte et de libération imaginaire qui s'exprime de temps en temps, dans la fête des fous par exemple, mais qui devient institution avec les compagnies de sots et les représentations qu'elles donnent au théâtre. Par son style et son rire, par ses thèmes et ses idées, par les personnages qu'il évoque (Prince des Sots, Galants, « …rians, plaisans en fais et dis… »), par le masque et la silhouette qu'il se donne, Villon se rattache à ce petit monde d'intellectuels non-conformistes, sorte de « bohème » côtoyant par goût ou par nécessité les tricheurs et les voleurs, les prostituées et les souteneurs, mais qui doit à son savoir livresque autant qu'à son talent indépendant d'avoir exercé une influence déterminante sur tous les genres comiques et satiriques. Certes, il convient de distinguer ce mouvement satirique d'autres entreprises littéraires, dictées par le souci de fustiger les vices et de diriger les consciences, celles des princes comme celles de la bourgeoisie. Villon ne sert que d'une manière fugitive la cause de la morale officielle. Mais n'exagérons pas la valeur subversive de sa poésie. Comme les sotties et les fatrasies, celle-ci a fait rire aussi la noblesse et la riche bourgeoisie.

Une double restriction s'exerce, en effet, sur la liberté de ses propos. La première tient, précisément, au milieu auquel il se rattache, et dont les préoccupations n'ont dû rencontrer qu'occasionnellement les aspirations profondes du peuple : le monde des « copains » est le type même de la société fictive, éphémère et restée adolescente. La seconde tient à la nature purement négative de ce langage dont le scandale apporte un exutoire imaginaire aux désirs réprimés, plutôt qu'il ne leur propose de véritable issue. Reste que, donnant la parole, mieux qu'on ne l'avait fait avant lui, à la rébellion instinctive contre l'ordre des choses, Villon a ouvert avec la conscience humaine un dialogue dont nous comprenons mieux la modernité après la lecture d'un Lautréamont, d'un Rimbaud et même des surréalistes.