Le fauvisme ou « l'épreuve du feu »

Placée sous le patronage des opérations culturelles de l'an 2000, l'exposition du musée d'Art moderne de la Ville de Paris consacrée au fauvisme est l'un des événements de la rentrée. Après « Lumières du Nord » et « L'expressionnisme en Allemagne », elle s'inscrit dans la lignée du programme sur les modernités en Europe établi depuis plusieurs années par Suzanne Pagé, la directrice du musée. Trente ans après l'exposition sur les connexions entre le fauvisme français et l'expressionnisme allemand, elle pose à nouveau la question des liens entre les différents mouvements européens ayant affirmé l'effusion de la couleur au tout début du xxe siècle. Plutôt donc que de restreindre son horizon historique au fauvisme français (Matisse, Derain, Vlaminck, Marquet, Braque...), elle vise un territoire européen élargi.

Au terme de deux siècles qui ont vu lutter partisans « classiques » du dessin contre défenseurs « romantiques » de la couleur, le fauvisme est, quand il apparaît publiquement au Salon d'automne de 1905, un moment d'apogée, brûlant et virulent. L'embrasement de couleurs arbitraires, affranchies des limites rationnelles du dessin, était un sérieux défi aux canons classiques de la représentation. Le fauvisme est né d'une révolte : au commencement est un scandale soigneusement organisé. C'est au critique Louis Vauxcelles que l'on doit le vocable de « fauves ». Commentant la présence d'un buste très « classique » d'Albert Marque au centre de la salle VII du Salon d'automne de 1905 regroupant un groupe de jeunes peintres autour de Matisse, il s'exclame sous la forme d'une boutade qui fera école : « Donatello chez les fauves ! » Le terme « fauvisme » se forge rapidement sur cette déclaration, labélisant l'un des nombreux mouvements avant-gardistes que le xxe siècle verra fleurir. En réunissant des toiles issues de différents foyers européens, l'exposition souhaitait montrer, œuvres à l'appui, l'étendue de ce phénomène en proposant le vocable de « fauves d'Europe ».

« L'art résume la vie »

En 1905, l'Europe est en attente d'un renouveau. Les milieux dominants de la critique reconnaissent volontiers l'émergence d'une « jeunesse robuste qui va droit aux réalités ». Dès l'automne 1904, dans un compte rendu du Salon d'automne, Élie Faure croit déceler les premiers indices d'un art neuf « plein de santé, plein de jeunesse ». Il évoque à ce titre les « signes profonds du réveil de l'espèce » dans une terminologie totalement empreinte d'évolutionnisme. Que peuvent faire les peintres face à des modes de vie de plus en plus marqués par la vitesse, la compétition, le culte de la nouveauté ? Se rapprocher de la « vie intégrale », se ressourcer au contact de la nature et refuser les attitudes dilettantes de la génération fin-de-siècle du symbolisme. Pour Gide, « il faut qu'on ait une vision de la vie naturelle, que l'on ait de la force, de la rage même. Le temps de la douceur et du dilettantisme est passé. C'est aujourd'hui le commencement du temps de la passion », à quoi semble répondre le peintre Maurice de Vlaminck, pour qui la peinture doit être « vivante, émotive, tendre, féroce, naturelle comme la Vie ». L'effusion fauve des couleurs « crues » et « barbares » en est le signe le plus tangible, le plus expressif aussi. Existe-t-il, au-delà des appellations de circonstance voire des quolibets, une réalité stylistique du fauvisme ? Il est difficile d'en convenir, tant les exceptions paraissent démentir toute catégorie. C'est, à l'évidence, l'emploi des couleurs pures qui semble les coaliser, même si leur usage anti-naturaliste est loin d'être systématique. Des peintres comme Albert Marquet ou Charles Camoin, pour ne prendre qu'eux, préfèrent le plus souvent la nuance des mélanges et des demi-teintes. Vlaminck, le plus « sauvage » des fauves français, monte ses carmins dans ses paysages de bords de Seine érubescents, mais il conserve, le plus souvent, un ordre des teintes encore naturaliste. Le fauvisme est en cela un mouvement qui clôt le xixe siècle de Delacroix et de Turner, avec zèle, comme un morceau de bravoure « jeté à la figure du public ». Sa palette, énergétique à l'excès, va prendre à bras-le-corps tous les motifs de la vitalité, faisant tantôt appel à des sujets populaires, tantôt à des allégories « classiques », jouant alors à pervertir les genres traditionnellement nobles. Les nus fauves, dont on regrettera la relative absence dans cette exposition, cultivent ainsi la trivialité d'une matière lourde, puissante, délibérément charnelle. Plus proches de l'Origine du monde de Courbet que des nymphes de Cabanel, les Nu allongé de Camoin, Marquet, Vlaminck et Derain ont une pose sexuelle dont l'indolence active est suggérée par un pinceau très puissant qui « travaille » l'épaisseur de la chair féminine à même la peau. Dans son commentaire du Salon d'automne de 1904, Élie Faure présente Matisse comme un « amant fruste de la matière », celui que l'on reconnaît sans difficulté dans la facture très rustre de la Gitane, présentée sur les cimaises de la deuxième salle de l'exposition. Les portraits de Derain et Vlaminck (que l'on pense à la puissance organique du carmin dans le Portrait de Derain par Vlaminck) exploitent la même enflure qui expose au regard l'incarnat de la peinture. Abandonnant la touche matiériste pour des aplats plus aériens, les fauves peignent aussi des nus idylliques, arcadiens, ceux de l'Âge d'or de Derain ou du Bonheur de vivre de Matisse, illustrant la communion intime de l'individu avec la nature, la recherche d'un bain originel dans les sensations primitives. Des motifs rappellent certaines figures de Gauguin, Cross, Signac, Ingres et Delacroix, empruntent des poses hiératiques à l'art médiéval ou hindou, révélant au passage combien l'amalgame des références à différentes cultures est une façon d'échapper à l'histoire, au temps présent et à l'actualité sociale. Les fauves sont d'abord en quête d'origine. C'est le grand point commun et fédérateur avec les expressionnistes allemands et slaves : la « peinture physique » saluée par Braque rejoint le sensualisme de Kirchner ou Pechstein, deux des protagonistes du mouvement allemand Die Brücke.

La sensation sauvage des couleurs « crues »

Le peintre doit revenir à la sensation première et oublier les leçons de l'académisme : l'énergie est l'antidote de « l'intellectualisme froid ». Les fauves ont, avant eux, les modèles de Van Gogh, Cézanne et Gauguin, les trois grands « primitifs » de la modernité, auxquels ils empruntent tour à tour. Ils ont aussi, à partir de 1905, les enseignements de l'art égyptien ou océanien et, quelques mois plus tard, ceux des masques africains. À Paris, Matisse commence à collectionner des masques africains. À Londres, au British Museum, André Derain est fasciné par la beauté plastique des sculptures dogon. En Allemagne, les artistes de Die Brücke se passionnent pour l'art océanien, notamment celui des îles Palau. Que trouvent-ils dans ces arts primitifs ? Une « expression » plus condensée des moyens plastiques. À la subtilité vibratoire du pinceau postimpressionniste ils préfèrent l'usage d'une touche plus vive, épaisse et elliptique, plus sauvage dans son organisation, plus intense dans son chromatisme. Dans de nombreux Paysage de Collioure de Derain ou Matisse, de grandes réserves donnent à voir le support de la toile, libérant l'autonomie de la touche, sa puissance matérielle. Cette quête d'authenticité conduit les fauves à se tourner vers le regard des enfants et des sauvages « pour y chercher, dans l'ignorance des formules, l'enthousiasme obscur des grands commencements » (Élie Faure). On reconnaît là le goût des avant-gardes pour la « table rase », le fantasme d'une connaissance pure des sensations, celui qui avait déjà nourri la critique de Jules Laforgue sur « l'œil vierge » des impressionnistes. Monet, puis Cézanne et Gauguin ont ouvert une voie que les fauves veulent porter à terme, celle de la « pureté des moyens ». La couleur pure sera l'alphabet de ce langage des origines. L'art de la « synthèse » revendiqué par Matisse n'est pas étranger à cette quête de l'unité primitive, l'onomatopée, un cri lancé contre le conventionnalisme des langages académiques.

L'affiche, la foire et l'image d'Épinal

Ce cri est aussi celui, plus urbain mais non moins sauvage, des couleurs du monde moderne, celui des stades et des vitrines, celui des affiches bariolées qui animent les pignons de la ville. L'exemple des Affiches à Trouville, peintes en 1906 par Dufy et Marquet, est à ce titre très révélateur. S'ils choisissent de peindre non plus la mer mais une palissade d'affiches, c'est bien en intégrant les leçons visuelles du consumérisme urbain qui contamine les stations chics de la côte normande. Pourquoi l'affiche ? Parce qu'elle représente, à cette époque, le pôle d'effraction de la couleur dans la ville monochrome. C'est en effet dans les milieux de l'affichisme plus que dans les ateliers de peintre que se discute la question de l'efficacité visuelle des contrastes chromatiques. En France, notamment sous l'impulsion de Leonetto Cappiello, on commence à théoriser dans les revues de publicité ce que l'on appelle « l'art de la tache ». Il s'agit de reconnaître la supériorité de la couleur sur le texte dans la capture de l'attention d'un chaland de plus en plus sollicité par la multiplication de l'affichage sauvage et des vitrines. En d'autres termes, la couleur communique plus directement, elle est le langage universel, l'espéranto nécessaire à cette société urbaine de la vitesse. Au-delà du chromatisme, c'est le registre populaire de l'image qui est ici en jeu. Contre la religion de l'art pour l'art, les fauves naissent aux côtés des défenseurs de ce nouvel « art social », un art qui se rapproche du peuple par ses couleurs et son sujet, jusqu'à vouloir rivaliser avec l'imagerie d'Épinal comme le commente Louis Vauxcelles devant les œuvres de Vlaminck. Le recensement des motifs forains peints par les fauves confirme cette intention. Marquet peint une Fête foraine au Havre (1906), Van Dongen peint un Manège de cochons (1904), Friesz une Fête foraine à Rouen (1906), Dufy un Carnaval sur les Grands Boulevards (1903), Vlaminck un Cirque..., sans parler des nombreuses fêtes nationales dans lesquelles les fauves vont exploiter la rencontre primaire des couleurs tricolores. L'exposition montre plusieurs de ces Rue pavoisée. Pour la critique de l'époque, pas de doute, le choix de la rue pavoisée s'inscrit dans l'esprit de Monet (« des instantanés pris au hasard ») avec une plus grande trivialité dans l'usage de la couleur pure. Pourtant, les efforts de simplification des formes, dans le choix délibéré des gros plans sur les drapeaux, vont bien au-delà de la transcription « atmosphérique » d'un instant. Il ne s'agit plus de saisir les apparences fugitives du monde mais d'en restituer une synthèse essentielle, en débarrassant le paysage de toute anecdote superficielle, de toute aspérité accidentelle. Cette tendance annonce bien sûr les enjeux du cubisme. Dufy, mais plus encore Derain et Braque sont en 1908 sous l'emprise volumétrique de Cézanne ils rejoindront bientôt Picasso au Bateau-Lavoir. Quatre ans seulement après « l'épreuve du feu » du Salon d'automne de 1905, le fauvisme est mort de son intensité. L'exposition du musée d'Art moderne, plutôt que de valoriser la fulgurance de ce phénomène, préfère en montrer les persistances dans la peinture d'avant-guerre. Elle termine sur l'Équipe de Cardiff de Robert Delaunay, une œuvre plus tardive de 1913, où se retrouvent les thèmes de l'affiche et du sport dans un hymne « modernolâtre » à l'impact des couleurs pures de la ville nouvelle.

Pascal Rousseau,
critique d'art