Journal de l'année Édition 2000 2000Éd. 2000

Comme souvent chez Goethe, ces conceptions pessimistes sont pourtant contrebalancées par une démarche constructive. Se réjouissant que l'Allemagne n'ait pas cédé au vertige de la Révolution, dont il saisissait d'autre part parfaitement la portée historique (« d'ici et de ce jour date une nouvelle ère de l'humanité » écrit-il en 1822 à propos de la bataille de Valmy), le poète prôna une alliance entre les meilleurs parmi les bourgeois et ceux, parmi les nobles, qui avaient acquis la certitude que l'avènement d'un monde nouveau passait par l'ouverture de leur classe aux forces montantes : un « métissage social », en quelque sorte, mainteneur et régénérateur. De ce point de vue, le milieu weimarien, surgi de « presque rien » et qui allait devenir le « presque tout » d'une Allemagne privée d'un centre comparable à Londres ou Paris, est révélateur d'une situation inédite dont Goethe est le catalyseur.

Il n'est pas seul en effet à travailler aux côtés de son prince. Johann Gottfried Herder, historien de la pensée protestant et théoricien de l'histoire, avait rencontré Goethe, alors étudiant en droit, à Strasbourg en 1770-1771. Il lui avait fait découvrir la richesse du passé allemand ainsi que la puissance créatrice neuve de leur langue commune. Il l'avait enrôlé dans son entreprise visant à mener à son terme le mouvement par lequel les lettres allemandes avaient, avec Lessing, commencé à s'émanciper de la tutelle pesante et sclérosante d'une culture et d'un art français alors hégémoniques. En 1776, Herder retrouve son cadet de cinq ans auprès de Charles-Auguste. Il complète ainsi un regroupement à l'origine duquel se trouvait Christoph Martin Wieland (1733-1813). Nommé précepteur du duc, Wieland, francophile voltairien, esprit brillant et prosateur élégant, tempérait de son scepticisme généreux les ardeurs d'un Herder, excessif et parfois confus.

La venue en 1787 de Friedrich Schiller (1759-1805) finit de transformer Weimar en une Athènes germanique, un rêve auquel Vienne, royaume de l'opéra et de l'architecture, ne parvenait plus à donner corps en dépit de l'érection du « théâtre de la cour », devenu « théâtre national » (Hof- und Nationaltheater, 1776, plus tard Burgtheater), et un rang auquel Berlin, malgré Frédéric II, son roi philosophe, n'avait pu encore se hisser.

Pour qui adopte la perspective d'une histoire allemande considérée dans la longue durée, l'alliance scellée entre Goethe et Weimar s'inscrit sur cet arrière-plan. Ainsi que le fait voir l'origine intellectuelle des esprits qui se rassemblent là et œuvrent en commun jusque dans les premières années du xixe siècle, c'est à la constitution d'une sorte d'académie platonicienne que l'on assiste, une académie dont les membres, tous éminents, sont des acteurs ou des héritiers directs de cette variante spécifiquement allemande des Lumières appelée « Aufklärung ». Ils veulent « oser savoir », comme Kant. La raison est à leurs yeux, comme déjà à ceux de Leibniz, la valeur suprême, sans que pour autant la sensibilité perde ses droits. Comme pour Lessing, la recherche de la vérité l'emporte sur la certitude dogmatique de la posséder. La croyance à un homme universel en mesure d'évoluer vers un état supérieur de bonheur et de culture éminemment pacifique est un principe intangible, et la tolérance, un commandement impératif. Quant à Baruch Spinoza, il était pour Lessing et Goethe l'inspirateur secret que son panthéisme obligeait toutefois à n'évoquer qu'entre initiés.

Lorsque Schiller se rend dans cette capitale miniature, il conclut avec Goethe une alliance sans doute souvent conflictuelle et cependant incroyablement féconde. En dix ans à peine, les deux hommes vont jeter les bases, théoriques et pratiques, de l'Olympe germanique attendu depuis la Renaissance et, en en devenant le maître bientôt incontesté, Goethe acquiert la stature d'une figure tutélaire. En l'absence d'une unité politique qui ne se concrétisera qu'un siècle plus tard « par le fer et le feu », Goethe et Weimar incarnent la version ancienne, polycentrique, confédérale et, du moins jusqu'aux guerres de libération de 1813-1815, pacifique de l'Empire.