« Tant que je serai président de la Commission européenne, je considérerai que mon devoir est de ne pas parler de politique intérieure française. C'est simple, c'est clair. » On l'a compris, qu'on ne compte pas sur Jacques Delors avant la fin de son mandat bruxellois, en janvier 1995. pour briguer la succession de François Mitterrand à la tête de l'État. Même Jacques Chirac, pourtant réputé pour son impatience, calme ses ardeurs et en appelle au « débat d'idées », plus important selon lui qu'une déclaration intempestive de candidature. Et le maire de Paris de se fendre d'un bouquin de réflexion sur la France. Curieuse campagne électorale ! À quelques mois d'une échéance dont le calendrier peut, à tout moment, être bouleversé en raison de la santé du président, alors que les états-majors des partis politiques ne parlent que de « ça », que les manœuvres – petites et grandes – s'organisent et que les journaux multiplient les sondages de popularité, les favoris de la course à l'Élysée ne se débusquent pas, taisent leurs intentions et laissent à d'autres le soin de s'agiter. Balladur et Delors planent, depuis des mois, dans les enquêtes d'opinion et sont plébiscités par leurs camps respectifs, mais rien n'y fait : ils restent de marbre et, stratèges ou indécis, ils ne répondent pas à l'amicale pression de leur entourage. Que le microcosme vibrionne, que les couteaux s'aiguisent, les deux hommes, l'un à Matignon, l'autre à Bruxelles, travaillent. Loin de cette agitation politicienne, ils veulent être, pour des raisons différentes, au-dessus de la mêlée, au-dessus des partis. Une drôle de guerre, d'usure et des nerfs, s'installe. Une guerre dans laquelle seuls les lieutenants ferraillent, les généraux taisant semblant de se désintéresser de leur armée. La campagne présidentielle s'engage « en creux » avec des candidats virtuels qui refusent de se déclarer tout en observant attentivement l'évolution de leurs cotes respectives dans les sondages.

Fâchés avec leur classe politique mais pas vraiment lassés de la politique, les Français, sans être dupes, regardent avec amusement ce nouveau jeu éminemment tactique. Les règles paraissent simples : ne jamais parler de l'Élysée, afficher un profil de gestionnaire et refuser la cuisine politicienne. Pas question de se lancer dans des diatribes d'un autre âge, de se laisser aller aux invectives, de se hasarder à des promesses auxquelles plus personne ne croit, non, tout cela est trop vulgaire et... personne n'est officiellement candidat. On joue donc sur un autre registre. Plus technique, plus noble. L'Europe, l'emploi et les institutions alimentent le débat. Mais où sont les affrontements d'antan ? Les grands chocs frontaux ? L'opinion reste sur sa faim. Elle doit attendre que ces messieurs daignent descendre dans l'arène. En réalité, si tous s'accordent à admettre, en faisant référence au passé et à François Mitterrand, un expert en la matière, qu'une bonne campagne présidentielle est une campagne courte, les raisons de leur non-candidature relèvent, il n'y a pas de mystère, de la simple tactique politique et, pour la droite, du choc des ambitions.

Retour sur une image : au lendemain des législatives, un boulevard électoral s'ouvre à la nouvelle majorité, rien ne semble pouvoir s'opposer à sa conquête de la présidence de la République. La gauche est défaite, humiliée, sans candidat vraiment crédible pour la présidentielle. La popularité du Premier ministre, le ralliement de l'UDF à sa cause font voler en éclats le pacte entre les « amis de trente ans ». Ce pacte prévoyait que Balladur, à Matignon, préparerait l'arrivée de Chirac à l'Élysée. La rivalité entre les deux hommes s'étale en plein jour, les clans se forment et la cohésion de la majorité est ébranlée, mais qu'importe : dans tous les cas de figure, que ce soit Chirac ou Balladur, la droite l'emporte dans les sondages. La nouvelle déroute des socialistes aux élections européennes du mois de juin et le retrait forcé de Michel Rocard, le candidat « naturel » du PS, de la scène politique vont paradoxalement brouiller la donne et obliger la droite à resserrer les rangs. En quelques semaines, le président de la Commission européenne, Jacques Delors, devient l'homme providentiel de la gauche. Henri Emmanuelli, le premier secrétaire du PS et partisan du « à gauche toute », fait prendre à son parti, lors du congrès de Liévin, un virage à 180° pour le soutenir. Delors explose dans les sondages. La parution de son livre, l'Unité d'un homme, est considérée comme son programme de gouvernement. Plus il répète qu'il n'est pas candidat, plus il est plébiscité et plus la droite se déchire. À l'automne, il est donné favori pour l'Élysée, seul Balladur semble pouvoir lui résister. Quant à Chirac, il ne décolle pas dans les sondages. Il n'y a toujours pas de candidats, mais la tension est à son comble dans la majorité.