Journal de l'année Édition 1991 1991Éd. 1991

L'argent de la drogue

Fléau universel, la drogue rapporte autant qu'elle transporte. Combien ? Plusieurs chiffres circulent, plus alarmants les uns que les autres, tant l'ampleur du phénomène est accrue par la difficulté à le mesurer comme à l'endiguer.

Les Nations unies estiment à 300 milliards de dollars par an, soit 10 % du commerce mondial, le poids du narcotrafic. Interpol place même la barre à 500 milliards de dollars. Créé en juillet 1989 lors du sommet des sept grands pays industrialisés de Paris, le GAFI (Groupe d'action financière sur le blanchiment des capitaux) évalue à 100-120 milliards de dollars le chiffre d'affaires de la drogue sur les marchés américains et européens, le bénéfice net s'élevant à 30 milliards de dollars. Ce profit constitue l'argent sale, celui qui se présente aux guichets des banques pour y perdre son odeur et acquérir une respectabilité en s'engouffrant dans les jeux d'écriture.

Les réseaux du blanchiment forment tantôt un écheveau complexe, tantôt une opération d'une désarmante simplicité. À la base de tout, il y a toujours de l'argent liquide, beaucoup de petites ou de grosses coupures dont il faut se débarrasser. C'est au moment de la recherche du « bon placement » que la manne de la drogue est le plus repérable. Les trafiquants le savent, qui ont, ces dernières années, brouillé les pistes, déchirant chaque fois de nouvelles mailles dans les filets tendus par la communauté internationale.

Depuis l'époque des mallettes bourrées de billets ouvertes sous le nez des guichetiers, les professionnels ont, si l'on peut dire, effectué de gros progrès qui sont autant de casse-tête pour les responsables de la lutte antidrogue. La monnaie fiduciaire (billets) glanée par les transformateurs et par les grossistes peut trouver asile dans un compte ouvert au siège d'une banque complaisante, après que cet argent a été « prélavé ». Les modes de prélavage (Prélavage : transformation de monnaie fiduciaire douteuse en monnaie fiduciaire plus propre.) sont nombreux : ils vont du service d'un passeur (avocat ou agent de change complice) à l'achat de jetons dans un casino (transformés en gains fictifs), en passant par la création d'une société écran de gestion de films ou de spectacles. L'argent liquide ainsi débarrassé de ses plus mauvais relents peut, avec moins de difficulté, transiter vers une banque au nom d'une société « respectable » : une firme installée dans un paradis fiscal ou une société financière de complaisance.

Une fois le nouveau compte ouvert, l'argent de la drogue est désormais une monnaie scripturale propre, figurant sur des lignes d'écriture. Le lavage (Lavage : transformation de monnaie fiduciaire en monnaie scripturale.) est terminé. Reste à opérer le recyclage (Recyclage : utilisation de l'argent de façon profitable et respectable.) sous la forme de placements financiers ou immobiliers, de bons du Trésor ou d'outils industriels. On dit aussi que les rachats de leur dette privée par certains pays en développement sont financés en partie par l'argent de la drogue en échange de mines ou de forêts sur leur propre territoire.

Il arrive également que les intermédiaires du blanchiment soient des personnes morales ou physiques a priori respectables, comme ce président pour la France d'une grande société américaine, écroué en 1989 pour infraction à la législation sur les stupéfiants, ou comme ce gérant d'une maison de retraite de la banlieue parisienne ou ce célèbre chanteur de charme américain. De nombreuses places financières sont en outre réputées pour la complaisance de certaines de leurs institutions bancaires en matière de blanchiment. La Floride, les Caraïbes, la Suisse, Hongkong, mais aussi, dans un passé plus récent, Madrid et Tokyo, entretiennent ainsi des filières de recyclage alimentées par les trafiquants du monde entier.

Éric Fottorino