Mais, dépassée par les événements et l'explosion de l'Empire, la social-démocratie autrichienne, si elle sut gérer Vienne, fut incapable de gérer l'Autriche et, si l'on en croit Popper, mena une politique véritablement suicidaire. Et si la social-démocratie souhaite le maintien de l'Empire, c'est qu'elle sait que l'Empire est la seule possibilité pour l'Europe centrale de se développer. De 1900 à 1910, la production industrielle a crû de près de 30 p. 100 et l'Autriche-Hongrie progresse alors à un rythme supérieur à celui de la France, dont elle se rapproche fortement. Même s'il est de bon ton aujourd'hui de dénigrer la monarchie austro-hongroise, il ne faudrait pas oublier que la « Cacanie » (K/K pour Kaiserliche und Königliche) est alors la 5e puissance du monde derrière les États-Unis, le Reich allemand, la Grande-Bretagne et la France. Son commerce extérieur a presque triplé de volume entre 1900 et 1910, alors que celui de la France n'a pas doublé. Et, si elle n'a pas de colonies, elle met en valeur de manière fort heureuse les régions les moins développées de l'Empire, la Galicie orientale, la Ruthénie, la Transylvanie, la Bosnie-Herzégovine.

Le mythe de Vienne, essai d'explication

Et si le mythe de Vienne n'était pas dû pour une bonne part à la nostalgie de l'Empire (la « Sehnsucht » diraient les Viennois), des populations aujourd'hui théoriquement indépendantes mais sous la botte... de l'Union soviétique ou placées sous régime socialiste ? Le prestige de Vienne à Prague, à Brno, à Budapest ou à Zagreb n'est-il pas dû pour une large part à la comparaison que Tchèques, Hongrois ou Yougoslaves peuvent faire entre leur niveau de vie estimé d'après le PNB par habitant calculé en dollars : Autriche 9 210 ; Tchécoslovaquie 6 100 ; Hongrie 2 150 ; Yougoslavie 1 760 ?

Le mythe de Vienne est peut-être lié enfin au destin même de l'Empire dont la destruction préméditée a débuté le 28 juin 1914 par un acte que nous appellerions aujourd'hui de terrorisme d'État, l'assassinat à Sarajevo de l'archiduc François-Ferdinand. La grande guerre qui allait s'ensuivre sera « la folie la plus monumentale que le monde ait jamais commise » dira Lyautey.

Mais la conséquence la plus dramatique peut-être de cette affaire sera la disparition de l'Autriche-Hongrie souhaitée par Petersbourg et par Paris. Dès novembre 1912, un diplomate russe expliquait tout bonnement « la Russie compte faire de la Serbie agrandie des provinces balkaniques de l'Autriche et de la Hongrie l'avant-garde du panslavisme ». À Paris, un certain nombre d'intellectuels poussent, au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, à la disparition de l'Empire clérical et réactionnaire des Habsbourg. Il est vrai aussi que François-Ferdinand devait disparaître, car sa vision d'un « trialisme » qui aurait associé la Bosnie, la Croatie, la Dalmatie et la Slovénie fédérés en un État yougoslave confédéré, se substituant alors au dualisme austro-hongrois, né en 1867, création qui aurait été facilement admise à Ljubliana, Zagreb, Sarajevo et Dubrovnik, aurait mis fin à tous les espoirs russes de contrôler les Balkans.

Vienne, ville des palais, de l'Opéra, de l'opérette, des guinguettes, ville de l'équilibre danubien où pouvaient cohabiter, sans problèmes majeurs, les sujets de l'Empereur ressortissant à onze nationalités différentes.

Cette Vienne est devenue le centre d'un mythe. Elle fut puissante, riche, admirée et respectée, mais la disparition de l'Empire en fit une ville vidée de sa substance et de sa raison d'être, tête d'un État au départ inexistant, cherchant alors à se raccrocher à l'autre pays germanique voisin. Mais l'esprit de Vienne demeure quoi qu'on ait dit, autant grâce à son peuple qu'à ses intellectuels souvent morbides. Quand la France profonde pense à Vienne, c'est à Mozart ou à Strauss qu'elle songe, pas à Freud.

François-Georges Dreyfus
Professeur d'histoire contemporaine et directeur de l'Institut des hautes études européennes de l'université de Strasbourg III, François-Georges Dreyfus est l'auteur d'une Histoire des Allemagnes (A. Colin, 1970-1972). Il a dirigé de 1969 à 1985 le Centre d'études germaniques de Strasbourg et a été, à ce titre, le responsable de plusieurs ouvrages collectifs sur l'Allemagne et l'Autriche. Cofondateur de la Revue d'Allemagne qu'il a dirigée jusqu'en 1985, responsable du séminaire sur les sociétés germaniques contemporaines de la Maison des sciences de l'homme, à Paris, il vient de publier chez Albatros, les Allemands entre l'Ouest et l'Est.

Bibliographie
Vienne 1880-1938, l'Apocalypse joyeuse, sous la direction de J. Clair, catalogue de l'exposition de Beaubourg (Éditions du Centre Pompidou, 1986).
Johnston (William M.), l'Esprit viennois, une histoire intellectuelle et sociale, 1848-1938 (P.U.F., 1986) et Vienne impériale (F. Nathan, 1982).
Vienne 1890-1920, sous la direction de R. Waissenberger (Éd. du Seuil, 1984).