Car la Comédie-Française, sous le règne de Jacques Toja, ne s'est pas enlisée dans le conformisme. Si l'Andromaque en rose et bleu des frères Kerbrat offrait de Racine une image par trop amidonnée, il faut reconnaître que La dame de chez Maxim, selon Roussillon, a su être moderne avec modération, frôlant la bizarrerie du surréalisme tout en respectant l'irrésistible burlesque du vaudeville. À la tête d'une distribution fastueuse, qui réunissait pratiquement tous les sociétaires, jusque dans les rôles les plus humbles, comment ne pas citer Denise Gence, avec ses visions, Le Poulain en vieille ganache pontifiante, et bien sûr Catherine Samie, Môme Crevette à la Bruant, plus proche de la Goulue que de la Belle Otéro, mais on n'en est plus à ces nuances près...

Avec la jeune Nathalie Bécue, fraîchement sortie du Conservatoire, c'est encore Jean Le Poulain, prodigieux Fregoli, qui dominait l'interprétation d'Yvonne, princesse de Bourgogne, une comédie ou plutôt une fable grinçante de Gombrowicz, dont Jacques Rosner a tiré le meilleur parti ; et c'est toujours Denise Gence qu'on a pu applaudir dans Les corbeaux d'Henry Becque, un mélodrame vieux d'un siècle, qui conserve son impact satirique et sa noirceur impitoyable.

Discret, avec le simple recul de l'intelligence critique, Jean-Pierre Vincent a dirigé la pièce sans outrance aucune, laissant à Michel Aumont, notaire marron, et à Roland Bertin, prodigieux requin de la finance, la liberté de leurs compositions minutieuses, comme on ne sait vraiment les mitonner qu'à la Comédie-Française.

Autre institution, le Théâtre national de Chaillot a enfin retrouvé un animateur digne de Jean Vilar, et des subventions assez confortables pour assurer son fonctionnement. Ce qui ne veut pas dire, néanmoins, qu'Antoine Vitez a fait l'unanimité sur l'excellence de ses créations : on ne l'aura jamais tant éreinté que cet hiver, à tort et à raison. À tort parce qu'on lui a reproché de ne pas avoir changé de style en devenant directeur d'un grand établissement public, ce qui était absurde ; à raison, peut-être, parce que certains de ses choix ont paru arbitraires, ou contestables. Fallait-il vraiment tirer d'un prétentieux et systématique roman de Guyotat ce Tombeau pour 300 000 soldats, dont l'érotisme et le sujet sont aussi démodés l'un que l'autre ? Il est permis de se poser la question. Était-il aussi nécessaire de transformer Britannicus en une cérémonie baroque et vociférante, toujours à contre-emploi, dans un cadre immense qui se prête mal à ce genre d'expérience ? C'est sans doute ce que Vitez lui-même se sera demandé, mais trop tard.

En revanche, plus mûrement réfléchi, senti, son Faust dédoublé, malgré les extravagances tapageuses — il faut bien justifier une réputation —, nous est apparu souvent comme une émouvante confidence sur le vieillissement, la mélancolie d'un homme regardant disparaître sa jeunesse. Rien de commun, en vérité, avec le Faust intégral, mais touffu, et noyé dans les trouvailles décoratives, que Daniel Benoin a présenté quelques semaines plus tard à Saint-Étienne ; même la présence de Bernard Fresson ne suffisait pas à lui donner du corps, et de l'âme.

Vitez a aussi reçu beaucoup de spectacles invités à Chaillot, en particulier Les géants de la montagne, vus par Lavaudant, d'une macabre beauté qu'on n'oubliera pas de sitôt, et un très singulier Schliemann, rêverie de Bruno Bayen autour du découvreur de Troie, qui nous aura permis d'apprécier l'acteur Vitez sautillant et désinvolte, dans ce rôle inattendu. Mais le grand choc, à Chaillot, fut la présentation polaire de la Penthésilée de Kleist, déportée par André Engel sur une banquise fascinante, à peine sortie des brouillards de l'imaginaire. Un moment d'intense poésie, comme seul ce visionnaire sait en susciter. Il l'a du reste prouvé une nouvelle fois avec Dell'Inferno, un spectacle délirant, superbe, construit autour de l'Enfer de Dante, et qui s'est donné sous un hangar transformé en Achéron, quelque part aux environs de Saint-Denis. Entre le camp de concentration et l'au-delà, ce no man's land onirique ne pouvait qu'envoûter les spectateurs dépaysés, surtout quand s'élevait en ce décor insolite la voix sublime et grave de L. Terzieff, notre Virgile dans ces « infernaux paluds »...

Carmen

Autre événement sans conteste : La tragédie de Carmen, montée par Peter Brook aux Bouffes-du-Nord. S'il ne restait de l'œuvre de Bizet qu'un opéra de chambre, cette épuration radicale, plus proche de Mérimée que du livret original, en faisait une véritable création presque inédite, d'une force dramatique enfin débarrassée des fioritures fin de siècle. Une exemplaire merveille, comme l'était aussi, plus contesté par certains, le Richard II à la japonaise que nous a proposé Ariane Mnouchkine, à la Cartoucherie. Devenus samouraïs, les barons anglais nous ont fait d'autant mieux saisir la distance qui nous sépare de ce monde féodal. En même temps, cet exotisme apparemment gratuit soulignait, dans l'abstraction, l'éternelle modernité de la lutte pour le pouvoir, isolée parmi ce beau tumulte d'images et de soyeux dépouillement.