C'est dire qu'une grande partie de notre littérature romanesque, et il faudrait y joindre la littérature du simple témoignage, est en train de digérer les événements du proche passé. C'est un grand progrès par rapport à la littérature d'il y a dix ou quinze ans qui refusait d'être événementielle et cherchait son avenir du côté de jeux formels à peine différents des charades et des logogryphes. Mais, à vrai dire, nous manquons toujours un peu, pour recréer le passé, de puissants tempéraments créateurs. Il y manque sans doute aussi une bonne circulation des idées entre la littérature et le public, souvent abruti par la mauvaise littérature et dégoûté par la technicité de la bonne.

Historiques

Le goût du passé enfin entraîne aussi une vive curiosité pour les tableaux d'époques plus lointaines, c'est-à-dire pour les études et les portraits des grands personnages et pour les bons vieux romans historiques. La voie a été ouverte par Maurice Denuzière avec Louisiane, bientôt suivie de Fausse rivière. Et le succès dans le genre est allé cette année à Jeanne Bourin pour La chambre des dames, mais il ne faut pas négliger les livres de Robert Merle qui, après avoir été un témoin de la Deuxième Guerre mondiale et après une incursion dans la littérature d'anticipation, s'est lancé dans le roman historique, avec ses tableaux de mœurs et ses recherches de vocabulaire d'époque. En mes vertes années, qui pourrait bien être le début d'une série, nous ramène au temps des guerres de Religion, dans la région où Montpellier était la capitale de la médecine moderne. À quelques distance de là, André Chamson a ajouté un nouveau volume à ses évocations des camisards.

Il y a enfin quelques écrivains qui sont allés chercher plus loin, ailleurs, la matière de récits. Robert Sabatier, qui a été le premier avec la trilogie des Allumettes suédoises à retrouver le parfum des enfances d'avant guerre, paradis ou purgatoire, a tenté, avec Les enfants de l'été, quelque chose qu'il ne pouvait réussir qu'avec la collaboration du poète qui est en lui : naturaliser Lewis Carroll en Provence. Il l'a fait avec autant de joie qu'il est possible, avec autant de bonheur, de gaieté et de tendresse dans l'invention : mais j'avoue que je préfère les plantes de pleine terre, comme Olivier qui poussait entre le pavé des rues de Montmartre.

Fantastique

C'est d'une autre manière que le fantastique s'introduit dans le nouveau roman de Claude Mauriac, Le Bouddha s'est mis à trembler. On peut se croire d'abord dans un milieu artistique où tout le monde parle avec cette fausse simplicité qui est naturelle aux personnages de Nathalie Sarraute et qui finit par être si comique. Puis on voit se développer une grande passion entre deux garçons, Bertrand, metteur en scène, et Camille, jeune comédien de cinéma.

Le court roman développe l'histoire de cette passion amoureuse, évoque le film que les deux héros tournent sur l'amitié de Montaigne et de La Boétie, l'infidélité passagère de Bertrand et sa mort quelque temps après. Mais l'élément curieux, c'est que, pour quelques personnages secondaires, puis pour Bertrand lui-même, on les voit revenir dans leur milieu familier sous leur apparence corporelle après leur mort. Il s'agit de beaucoup plus qu'une survie dans les cœurs de ceux qui les ont aimés, d'autre chose que d'une apparition médiumnique ou religieuse. L'auteur ne s'explique pas.

Il me semble qu'il y a un phénomène analogue entre un homme et la femme qu'il a perdue, dans le roman de Claude Roy, La traversée du pont des Arts, publié presque en même temps. C'est en quelque sorte un surnaturel qui n'ose pas dire son nom, un espoir ou un peu plus qu'un espoir. Claude Mauriac rattache cela à la théorie du temps immobile dont il a fait la clé de la publication de son journal — ce critique de cinéma semblant croire que la vie est un film que l'on peut projeter inchangé dix ans, cinquante ans, cent ans après son tournage. Mais le plus important ici semble être l'intrusion d'un autre monde, la surimpression d'un autre temps. On trouverait aussi une sorte de surimpression ou de transfusion des consciences dans le petit roman où Roger Vrigny a fait avec amour le portrait d'un mauvais ange, d'un jeune terroriste qui, à l'instant de mourir, semble se transfigurer. C'est peut-être le meilleur livre de Roger Vrigny, celui qui arrive au-delà de l'étrangeté du sujet et du réalisme des incidents à un dessin tout classique.

Lauréats

N'oublions pas pour autant les coureurs du peloton, c'est-à-dire les écrivains déjà honorablement connus, souvent lauréats ou anciens lauréats de prix, qu'il serait injuste de passer sous silence, mais dont le livre annuel ajoute peu à leur gloire et au trésor de la littérature. Ainsi a-t-on pu lire avec intérêt et avec plaisir La femme de guerre, de Bernard Clavel ; Joseph, de Christopher Frank ; La lumière sur le mur, de Geneviève Serreau ; La mort viennoise, de Christiane Singer, qui a obtenu le prix des Libraires, généralement judicieusement attribué ; L'angoisse du roi Salomon, d'Émile Ajar, le mystérieux pivot d'une campagne publicitaire autour du prix Goncourt il y a quelques années ; Histoire véritable, de Jean Lambert, autobiographie camouflée d'un homme qui passe du goût des femmes au goût des garçons, mais aussi livre de grande culture et de peinture aiguë de milieux universitaires américains ; L'étoile rose, de Dominique Fernandez, autobiographie camouflée du même goût mais surchargée cette fois d'une véritable encyclopédie de cet amour dans le goût de Corydon, auquel on l'a parfois un peu vite comparé ; et l'Histoire du ciel, de Jean Cayrol, qui est un légendaire, une mythologie de l'air plus qu'un roman.