Journal de l'année Édition 1977 1977Éd. 1977

On peut joindre à ces livres Poésie journal de Jean Cayrol, essai d'union entre le journal intime d'un poète et le journal qui nous tient au courant de l'actualité, ou Les années profondes de José Cabanis, journal d'adolescence pendant l'occupation relu et annoté par l'homme d'aujourd'hui. Marcel Jouhandeau continue son Journalier. Michel Tournier, qui avait essayé l'an dernier de rendre au roman les lettres de noblesse du mythe et avait surtout attiré l'attention par un cynisme tranquille dans son amoralité, publie avec Le vent Paraclet un livre de souvenirs et de réflexions sur son passé, qui voudrait sans doute faire penser au Poésie et vérité de Gœthe. Par une série de tranches de vie, de souvenirs de modestes mais fervents voyages, Marcel Arland dans Avons-nous vécu ? cherche à reconstituer son itinéraire intérieur, ou mieux ce chemin que nous faisons dans la vie et que la vie nous fait faire. Patrick Modiano, beaucoup plus jeune, et qui est du petit nombre des meilleurs écrivains dans la trentaine, publie de même un Livret de famille où il raconte une jeunesse chargée de péripéties, mais où il se livre surtout à une chasse aux ombres presque angoissée. La prose de Marcel Arland est savoureuse et mélodieuse, celle de Patrick Modiano plus brève et plus sèche, mais non moins puissante pour nous faire voyager vers le passé.

Vécu-rêvé

En dehors de ces livres de souvenirs qui se donnent pour tels, qui ne disent pas toute la vérité, mais ne disent que la vérité, on voit aussi se développer ce que l'on appelle parfois « le mentir vrai », c'est-à-dire des livres de souvenirs qui dérivent peu à peu vers le mensonge, soit par pudeur, soit pour d'autres raisons. On pourrait prendre pour exemples, cette année, aussi bien Les vivants et leur ombre de Jacques de Lacretelle que La fantaisie du voyageur de François-Régis Bastide. De son propre aveu, le vieil académicien a puisé une partie de cet ouvrage dans ses souvenirs d'enfance et il évoque des personnages et des milieux que Marcel Proust a déjà utilisés ; le reste du volume est une sorte de développement imaginaire qui reste sans doute dans la ligne du possible, de ce qui pouvait arriver à certains. François-Régis Bastide, de son côté, semble vouloir continuer sans danger un roman autobiographique publié il y a quelques années ; il efface donc la frontière entre ce qui a été vécu et ce qui a été rêvé, comme dans le récit s'efface la frontière entre la France et la Sarre au lendemain de la guerre. Livre baigné de musique schubertienne et schumannienne, mais plus encore de cette musique qu'une jeunesse libre et amoureuse dépose dans le cœur.

Nous franchissons la frontière nous aussi entre la littérature de la mémoire et celle de l'imagination. Mais nous devons encore traverser une zone où le roman reste tributaire du témoignage. Parmi les ouvrages distingués par de grands prix littéraires à la fin de 1976, personne ne considérera sans doute que Le trajet de Marie-Louise Haumont fait la part trop belle à « la folle du logis », puisqu'il s'agit d'une sorte d'enregistrement platement phonographique des conversations tenues au cours d'un trajet en autocar et de propos de bureau. Mais même L'amour les yeux fermés de Michel Henry, qui se passe dans une ville imaginaire que l'on ne peut identifier ni même toujours situer d'une façon précise dans le temps, est une œuvre de transposition plus que d'imagination pure. Il s'agit d'une révolte des étudiants, puis du peuple docilement manœuvré, qui fait penser aux événements de mai 1968. Reste un roman qui peut avoir une valeur de réflexion sinon d'avertissement. Patrick Grainville, qui est de la même génération que Patrick Modiano, nous transporte lui aussi avec Les flamboyants dans un pays qui n'est pas repérable sur la carte d'Afrique, mais a des ressemblances évidentes avec un pays réel. L'auteur est un bon écrivain, baroque, abondant, surabondant au point que l'accumulation finit par donner l'impression du compact plus que du flamboiement. Ce tableau d'un État gouverné par un roi dément, sanguinaire, hors du jeu de notre civilisation, mais peut-être pas hors de celui dicté par le sang et la terre de son peuple qui pourrit dans les bidonvilles et supporte le faste des palais royaux, s'inspire d'une situation réelle et contient, comme le roman de Michel Henry, une parabole sur les rapports de la politique et de la culture.