Journal de l'année Édition 1977 1977Éd. 1977

François Roustang
Un destin si funeste
(Éd. de minuit)
Les critiques adressées à la psychanalyse sont, pour la plupart, le fait de non-psychanalystes jugeant de l'extérieur. À cet égard, Un destin si funeste marque une rupture. Mieux : une double rupture. Car, psychanalyste lui-même, François Roustang a non seulement jeté un regard rétrospectif peu amène sur l'histoire de la psychanalyse, mais il s'est aussi attaqué au mouvement dont il fait précisément parti, à savoir l'École freudienne de Paris. Lacan ou plutôt le lacanisme contesté par un lacanien, voilà qui n'est pas banal et peut-être prémonitoire. D'après François Roustang, la psychanalyse pourrait fort bien être assimilée à l'histoire d'une religion et relue comme telle. Avec ses sectes, ses fanatismes, ses disciples, ses associations de croyants et, au centre, la figure de Dieu-le-Père, alias Freud, un soleil aux rayons duquel il est préférable de ne pas trop porter ombrage si l'on ne veut être brûlé vif. Les destins de Groddeck et surtout de Tausk, qui se suicida, sont à cet égard exemplaires et relèvent d'une véritable guerre fratricide où l'on n'hésite pas à recourir à d'étranges méthodes culturelles pour mater les insoumis. C'est donc l'étonnant rapport maître à disciple institué par la psychanalyse qui est ici critiqué le plus durement. Dans cette optique, François Roustang met en garde les lacaniens contre les abus d'un recours permanent à une théorie fonctionnant comme une loi édictée pour toujours : la théorie, indispensable bien entendu, ne peut être opératoire que faite, défaite et refaite avec chaque crise et chaque patient. Sinon, « chaque fois qu'un psychanalyste ou un théoricien fait croire qu'il sait, chaque fois qu'il prétend obtenir le secret qui donnera l'intelligence et la vie, toute la psychanalyse rebascule dans la religion et c'en est fini de la possibilité de découvrir ».

André Glucksmann
Les maîtres penseurs
(Grasset)
Bernard-Henry Lévy
La barbarie à visage humain
(Grasset)
Certains ont considéré leurs idées dérisoires ou insignifiantes et d'autres ont cru déceler dans leurs livres une vraie mutation. Une seule chose est sûre : du strict point de vue de l'événement, force est de reconnaître que les nouveaux philosophes ont marqué l'actualité et qu'ils ont réussi à catalyser autour d'eux une partie de la vie intellectuelle.
Même s'il refuse l'étiquette de nouveau philosophe qu'il n'a effectivement jamais revendiquée, André Glucksmann a largement contribué au débat : en publiant, dès 1975, La cuisinière et le mangeur d'hommes, essai sur l'État, le marxisme et les camps de concentration. Or, en 1977, voici que cet ancien maoïste est reparti à l'assaut, avec un ouvrage encore plus radical dans la dénonciation. Les maîtres penseurs. Marx n'y est plus le seul accusé et il se retrouve en compagnie de Hegel, Nietzche et Fichte. Ces maîtres de la pensée allemande du XIXe siècle ont en commun, selon Glucksmann, d'avoir préparé les totalitarismes du XXe siècle, en ceci qu'ils ont tous cherché dans leurs visions du monde à tracer un cercle au-delà duquel l'individu en rébellion ne saurait s'aventurer au risque d'être anéanti. L'ordre politique fasciste ou communiste aurait donc été cautionné par un ordre du savoir prétendant englober la totalité du réel. Par là même, le miracle philosophique allemand du XIXe siècle doit être renvoyé à sa conséquence logique : « Avoir agencé l'appareil mental indispensable au lancement des grandes solutions finales du XXe siècle. »
Quant à Bernard-Henri Lévy, il a voulu, dans un livre au titre provocant, La barbarie à visage humain, proposer à sa génération, fille « diabolique du stalinisme et du fascisme », une sorte de traité de savoir-vivre tout empreint de « pessimisme et de désespoir ». Pour lui, la technique scientifique, les philosophies du désir et le socialisme sont « les trois menaces qui pèsent sur le destin de l'Occident ». Mais c'est principalement envers le socialisme, conçu comme la tête posée sur le corps du capitalisme et comme la nouvelle religion des temps modernes, que Bernard-Henri Lévy a le plus de ressentiment. Face à son hégémonie omniprésente, il ne resterait qu'une seule possibilité : se retrancher dans une attitude esthétique et morale un peu à la manière d'un Camus ou d'un Merleau-Ponty en leur temps.