Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Comme l’écrit Richard R. Walzer, « l’enseignement aristotélicien arabo-chrétien de Bagdad au xe s. est la toile de fond directe de la pensée d’al-Fārābī ». Par opposition au « philosophe des Arabes » (al-Kindī), il était considéré comme « le philosophe des musulmans sans conteste ». Pour al-Fārābī, vérité philosophique et vérité religieuse sont une seule et même chose, bien qu’elles soient formellement différentes ; il est le premier à avoir édifié tout son système philosophique sur cet accord. Avicenne et Averroès ne feront que le reprendre et l’approfondir, le premier dans une direction platonicienne, le second dans un sens plus fidèle à Aristote. Révisant la philosophie péripatéticienne, le « deuxième maître » pose une distinction métaphysique entre l’essence et l’existence, celle-ci est considérée comme un prédicat de celle-là. Ainsi seul Dieu est l’Être nécessairement être, tous les autres êtres sont simplement possibles et ne deviennent nécessaires que parce que leur existence est posée par l’Un Nécessaire. À partir du premier Être, émane la première Intelligence, puisque chez Dieu connaissance et création coïncident. Possible par elle-même, cette première Intelligence est nécessaire par un autre ; ainsi commence la procession des Intelligences hiérarchiques, engendrant à chaque niveau la triade d’une nouvelle Intelligence, d’une nouvelle Âme et d’un nouveau Ciel, jusqu’à la dixième Intelligence, qui porte le nom d’Intellect Agent (‘aql Fa‘āl). Celui-ci est « pour l’intellect possible de l’homme ce que le soleil est pour l’œil, lequel reste vision en puissance, tant qu’il est dans les ténèbres » ; toujours en acte, il est aussi « donateur de formes » (dator formarum) ; c’est l’être spirituel le plus proche au-dessus de l’homme. L’intellect humain lui-même se subdivise en intellect théorique et en intellect pratique.

La théorie « politique » d’al-Fārābī est inséparable de sa métaphysique et de sa cosmologie. Totalement rallié à Platon, il a conçu une « cité parfaite » où les préoccupations islamiques se font nettement sentir. Cette cité, qui embrasse toute la terre habitée par les hommes (al-ma‘mūra), est dominée par la figure du chef, à la fois prophète et imām, où se rencontrent le prince-philosophe de Platon et l’imām parfait de la prophétologie chī‘ite. Mais la cité idéale n’est point une fin en soi, elle est un moyen pour acheminer les hommes vers une félicité supraterrestre.

• Ibn Miskawayh. Aḥmad ibn Muḥammad ibn Ya‘qūb Miskawayh naquit à Rayy et mourut à Ispahan en 1030. Il fut essentiellement un historien et un moraliste ; parmi la vingtaine d’ouvrages qu’il a laissés il faut citer : Tahdhīb al-akhlāq (la Réforme des mœurs), Djāvidān-e Khirad (la Sagesse éternelle) et Tadjārib al-umam (Expériences des nations, livre d’histoire universelle). Miskawayh fit, d’après A. Badawī, le meilleur exposé arabe sur la théorie platonicienne de l’immortalité de l’âme. Sa théorie de l’évolution est identique à celle des « frères de la Pureté » ; elle va du minéral à l’humain en passant par le végétal et l’animal, le tout étant couronné par le Prophète, qui fait participer l’Être matériel avec l’Âme céleste.

Miskawayh adopte la position d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque et dit que « l’existence de la substance humaine dépend de la volonté divine, tandis que son amélioration est laissée à l’homme et dépend de sa volonté ». La perfection que l’homme peut atteindre est à la fois théorique (la science parfaite) et pratique (caractère parfait). Miskawayh ne cache pas ses préférences aristotéliciennes en matière d’éthique, tout en enrichissant ses théories par ses convictions religieuses.

• Avicenne. V. l’article.

• Abū al-Barakāt. Hibat Allāh ibn Malkā Abū al-Barakāt, médecin et philosophe, est né à Balad, dans la région de Mossoul, vers 1077. Juif de naissance, il devint un médecin célèbre au service des califes de Bagdad, et fut connu comme « Awḥad al-Zamān » (l’Unique de son temps). Il se convertit à l’islām à un âge avancé, et mourut aveugle à Bagdad après 1164. Abū al-Barakāt illustre l’exemple du philosophe personnel par excellence, pour qui se mêler de la vie sociale et politique contredit l’essence même de la philosophie. Son ouvrage principal, Kitāb al-Mu‘tabar (dont le titre signifie « Livre de ce qui a été établi par la réflexion personnelle »), rejette l’idée d’un recours à l’autorité d’une tradition et insiste sur les évidences a priori « qui battent en brèche les thèses a posteriori de la philosophie régnante de la raison, valable au gré des péripatéticiens » (S. Pines). Il soutient ainsi l’existence d’un espace tridimensionnel et « infini » ; d’autre part il définit le temps comme étant « la mesure de l’être » (et non du mouvement). La même théorie des évidences le conduit à établir que la conscience est un être un, et à réfuter les théories de la multiplicité des facultés de l’âme. Abū al-Barakāt eut une influence décisive sur un théologien-philosophe de premier plan, Fakhr al-Dīn al-Rāzī (1149-1209).

• Al-Rhazālī. Abū Ḥāmid Muḥammad al-Rhazālī (ou Ghazālī). dit « Ḥudjdjat al-Islām » (la preuve de l’islām), est l’une des personnalités les plus fortes de toute l’histoire de l’islām. Né à Ṭūs (dans le Khurāsān) en 1058, il fit ses études à Nichāpūr comme disciple d’al-Djuwaynī, « Imām al-Ḥaramayn », maître de l’école théologique acharite de son temps. Il entra ensuite en relation avec Niẓām al-Mulk, prince seldjoukide fondateur de la « Madrasa Niẓāmiyya » de Bagdad, où Abū Ḥāmid devint professeur en 1091. C’est de cette période que datent ses deux ouvrages philosophiques les plus importants : Maqāṣid al-falāsifa (« les Intentions des philosophes », traduites en latin dès 1145 à Tolède sous le titre de Logica et Philosophia Algazelis Arabis), où il résume très fidèlement les doctrines des principaux philosophes de l’islām, al-Fārābī et Avicenne, comme préface à leur réfutation dans Tahāfut al-falāsifa (traduit par « destruction », « incohérence » ou « autodestruction des philosophes »). Paradoxalement, al-Rhazālī, qui est convaincu de l’incapacité de la raison à atteindre la certitude, tente de détruire, armé d’une dialectique rationnelle, les certitudes des philosophes. (C’est cette ambiguïté qui fournit l’argument essentiel au Tahāfut al-Tahāfut, ou « Destruction de la destruction », où Averroès réfute longuement le livre d’al-Rhazālī.)