Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Ce type d’homme est incarné par al-Mas‘ūdī* (Bagdad - al-Fusṭāṭ 957). Nul mieux que lui, en effet, n’a déployé plus d’efforts pour mettre en forme l’immensité de ses connaissances et de ses observations. Très attachants sont aussi les deux ouvrages de géographie descriptive des chī‘ites ibn Ḥawqal (Nisibis v. 920 - † apr. 987) et al-Muqaddasī (Jérusalem v. 946 - † apr. 985). Ces deux livres, où la recherche du style est largement présente, fournissent le tableau le plus minutieux et le mieux informé qui soit sur les structures, la vie sociale et économique du monde musulman dans la seconde moitié du xe s. Avec l’Iranien al-Bīrūnī* (Kāth, Khārezm, 973 - Rhaznī apr. 1048), nous nous élevons encore d’un degré dans la culture humaniste ; animé par une curiosité qui rappelle celle d’un Erasme, ce génie couronne un mouvement intellectuel dont il a perçu la mesure et les possibilités.

• L’approche de l’histoire. Les Annales d’al-Ṭabarī n’étaient qu’une compilation ordonnée. Devant le spectacle de l’Empire ‘abbāsside en cours de démembrement, quelques auteurs, parfois de hauts fonctionnaires très en avant dans les secrets de l’État, se départissent de cette impersonnalité et deviennent des historiographes et des mémorialistes. L’œuvre d’al-Ṣūlī (Bagdad v. 973 - Bassora 946) porte témoignage de cette évolution ; lettré accompli, courtisan et homme du monde, cet écrivain se révèle dans son Livre des feuilles un observateur sagace, à qui nous devons une description nuancée et précise de la cour califienne. Dans la même ligne se place le Livre des vizirs d’Ibrāhim ibn Hilāl al-Ṣābi’ī (Bagdad 970 - † 1056), où l’on voit le mémorialiste s’élever au-dessus de la « petite histoire » pour embrasser du regard une conjoncture politique confuse et passionnante.

Sans nul doute à Miskawayh († 1030) revient le mérite d’avoir donné à la littérature historique une portée et une profondeur jusqu’alors rarement atteintes ; issu d’une vieille famille zoroastrienne, versé dans l’étude des sciences mathématiques et philosophiques, ce penseur se révèle un esprit original, attaché à une conception rationnelle de la vie ; dans ses Expériences des nations, il est non seulement un analyste de qualité, mais aussi un philosophe qui tente de découvrir la liaison causale des faits et de démêler dans ceux-ci la présence d’un fil conducteur qui serait la raison ; par là, il s’écarte donc à la fois de la chronique purement événementielle et de cette « partie d’échecs entre Dieu et les rois » à laquelle se réduit la conception de l’histoire à son époque.

• L’inquiétude spirituelle. Durant la période qui s’achève vers 1051, l’inquiétude des esprits se manifeste dans plusieurs familles intellectuelles. La poussée du chī‘isme extrémiste l’entretient et lui fournit ses assises doctrinales ; la formulation de celles-ci, insinuante et habile, est à chercher dans une somme philosophique d’inspiration néo-platonicienne dite Épîtres des frères de la Pureté, composée dans la seconde moitié du xe s. Le poète al-Mutanabbī*, bien des années auparavant, avait déjà été touché par cette propagande subversive. Plusieurs indices donnent à penser qu’al-Ma‘arri*, à son tour, a dû ressentir l’influence de la doctrine élaborée par les frères de la Pureté (Ikh-wān al-Ṣafā’). Son contemporain plus jeune al-Tawḥīdi (Nīshāpūr ou Bagdad apr. 922? - Chīrāz v. 1023?) paraît bien aussi avoir été sensible à ce courant d’idées. Par son humble origine, il s’est trouvé toute sa vie sous la dépendance de mécènes souvent despotiques ; or, nul moins que lui n’était sans doute fait pour se plier à un joug quel qu’il fût ; d’où ces querelles, ces ruptures après de grands embrassements avec des protecteurs bien disposés envers lui au départ ; c’est seulement à son retour à Bagdad, vers 980, qu’il connut un peu de calme auprès d’un vizir philosophe, indulgent à son caractère ; simple répit dans une existence vouée au tourment ; les dernières années de celui qui fut sans conteste l’un des esprits les plus vigoureux de ce temps s’achèvent en effet dans une obscurité totale. L’œuvre entière d’al-Tawḥīdi — ou ce qui en reste — nous apparaît imprégnée d’influences chī‘ites et philosophiques ; dans son ouvrage capital, le Livre de la bénéficité et de la sociabilité, le fait se constate à chaque page ; dans ce recueil de dialogues, en effet, la densité de la pensée, la rigueur de l’enchaînement des idées, la subtilité des analyses dépassent de beaucoup celles qu’on trouve chez les plus brillants des théologiens et des philosophes contemporains ; par l’élégance, la précision et la rigueur du style, cet ouvrage, ainsi que des opuscules comme celui qui traite de l’amitié, révèle chez ce penseur un des plus grands écrivains de la littérature arabe.

• La résurgence de la prose rimée. Vers la seconde moitié du ixe s., al-Djāḥiẓ note sans enthousiasme l’apparition d’un style nouveau ou fleuri, le badī, auquel ibn al-Mu‘tazz consacre une large place dans son traité sur la rhétorique. Dans les trente années qui suivent, ce style, déjà si prisé des poètes, se pare de plus en plus de grâces apprêtées sous la plume des beaux esprits et des scribes ; tout naturellement, ceux-ci sont amenés à ressusciter l’usage de la prose rimée, tombée en désuétude ; c’est sans nul doute dans les milieux buwayhides que se généralise le recours à cette prose rimée. Telle est cette mode, et si irrésistible en est la puissance que tout en est envahi, la correspondance officielle comme les billets intimes. La preuve nous en est fournie par le grand secrétaire Ibrāhīm al-Ṣābī’ († 994), dont les écrits, ornés de tout ce qu’apporte le style fleuri, rehaussés des cadences qu’introduit l’usage des clausules rimées, déchaînent l’approbation du public « bourgeois » autant que des lettrés. Des réputations séculaires s’édifieront sur l’habileté déployée par de hauts dignitaires dans le maniement de cette prose, où rien ne subsiste de spontané ; c’est encore avec exultation qu’un siècle plus tard on parlera des pages de haute rhétorique où se sont complus des « épistoliers » comme les vizirs ibn al-‘Amīd et ibn ‘Abbād ; avec le même luxe d’éloges, on louera un bel esprit indiscutablement doué comme poète, Abū Bakr al-Khawārizmī († 993), qui avait brillé pendant plus de trente ans à Alep, à Boukhara et surtout à Nīchāpūr. C’est cependant à ce goût pour le style fleuri et la prose rimée qu’on doit l’apparition, dans la littérature arabe, d’un genre nouveau appelé à une longue existence.