Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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mystique (suite)

Pourtant, le Ier millénaire n’avait pas ignoré les visions : saint Paul* en témoigne (II Corinthiens, xii, 1-4), et saint Jean l’Évangéliste par son Apocalypse, et saint Augustin* dans les Confessions (ix, 10, 23), ainsi que les milieux monastiques, des Pères du désert à saint Benoît. La « théologie mystique », elle-même, commence au moins avec le pseudo-Denys l’Aréopagite (écrits du ve s. ?), voire avec Clément d’Alexandrie, et plus sûrement encore avec saint Paul et saint Jean.

Mystikos, en effet, vient de mystêrion. Le premier sens de mystique est « relatif au mystère ». Dans le langage paulinien, le mystêrion par excellence, c’est la réalité même du salut : Dieu se communique aux hommes pécheurs en son Fils incarné, rédempteur, toujours vivant et présent à son Église, à laquelle tout croyant adhère par les sacrements (mystêria).

Sacramenta ou mystêria, ont la même signification en latin ou en grec. En français, on disait « les saints mystères ». L’union à Dieu est donnée dès le départ dans les sacrements, à commencer par le baptême. Ainsi, la mystique n’est pas une spécialité réservée à quelques rares géants de la sainteté. C’est la vie chrétienne comme telle qui est « mystique », étant sacramentelle. Corpus mysticum ou caro mystica désigna longtemps l’effet de la messe, c’est-à-dire le corps et le sang du Christ présents sous les signes du pain et du vin. Quant aux fidèles, leur « communion » est si grande qu’elle va jusqu’à l’identification au Christ. Quand on parle de l’Église, on dit, sans plus, qu’elle est son Corps : Corpus ejus quod est Ecclesia.

Le père Henri de Lubac a montré par quel « curieux chassé-croisé » l’adjectif mystique va passer au Corpus Christi quod est Ecclesia, tandis que, de l’eucharistie, on fera purement et simplement le Corpus Christi (Corpus mysticum, 1944).

Or, c’est au cours de ce même xiie s. que les « mystiques » — au sens moderne de ce mot — apparaissent précisément. Avec toute la civilisation occidentale (littérature courtoise, art gothique, contrepoint en musique, scolastique, communes médiévales), la spiritualité glisse progressivement vers un subjectivisme plus attentif aux réactions intérieures. La mystique, tenue d’abord pour une donnée objective et générale de la vie chrétienne, apparaîtra désormais comme le propre de ceux en qui cette réalité de l’identification à Dieu retentit jusque dans le champ de leur conscience (subjective), et parfois même jusque dans leur corps (extases, lévitations, etc.).

Bien que — de saint Antoine*, le père du monachisme, à saint Jean* de la Croix, le « docteur par excellence », et des maîtres hindous aux soufis — tous les grands mystiques mettent en garde contre une estime excessive à ces « phénomènes » très secondaires, c’est sur eux que portera l’attention (cf. A. Poulain, Des grâces d’oraison, 1901). Plus grave encore : hypnotisé par ces « grâces », on n’aura que trop tendance à schématiser tout le progrès spirituel comme une montée vers les sommets mystiques, suivant la théorie, devenue classique, du passage de la voie purgative à la voie illuminative, puis unitive.

Cette prétention sera plus générale encore dans les religions de l’Extrême-Orient, où, faute d’admettre une création, donc une distanciation entre l’homme et Dieu, la mystique n’est plus le fruit d’une grâce de Dieu, mais la découverte par l’homme de ce qu’il est Dieu, par nature, une fois déchiré le voile de la māyā, de la réalité illusoire de ce monde d’ici-bas : « Tu es Cela ! — Ton ātman (âme) est brahman (Dieu). » La mystique pourrait alors sembler simple effet de l’ascèse, voire pure technique (yoga) pour dissiper l’illusion. Mais, en fait, dans la mesure où elle est authentique, cette expérience apparaît comme un don, une grâce : la bhakti.

Ce n’est qu’autour de 1900, parallèlement au revirement de la civilisation occidentale, que de grands spirituels, comme Pie X (décret pour encourager à la communion), sainte Thérèse* de l’Enfant-Jésus ou le père de Foucauld*, remettront en valeur la « petite voie évangélique », chrétienne et mystique : la mystique est au départ du christianisme ; l’ascèse n’en est qu’une conséquence, notre union au Christ exigeant logiquement une vie sainte (c’est tout le schéma des Épîtres de saint Paul).

À la suite de cette véritable « révolution » spirituelle, les études sur la mystique ont commencé de rétablir la véritable hiérarchie entre le fait central de l’union à Dieu et ses répercussions physio-psychologiques (J. Baruzi, 1924 ; J. Maréchal, 1924 ; L. Massignon pour l’islām, 1922), tandis que le « sacramentum » redevenait le centre de la théologie qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, puisque les sacrements ne sont que les canaux alimentant le « grand mystère » que constitue l’Église (saint Paul, I Timothée, iii, 16), « Corps mystique » du Christ, lui-même « sacrement » de Dieu.


Problèmes de la mystique


Quelle union à Dieu ?

L’union à l’Absolu ne peut être elle-même qu’absolue (v. monachisme), jusqu’à l’identification, ce qui implique une certaine dépossession de soi. Tous les mystiques l’expérimentent. Mais ils le traduisent différemment suivant leur religion.

Pour le bouddhisme ou le brahmanisme, en effet, comme pour la mystique platonicienne, il n’y a jamais eu que l’identité. Tout le reste n’est qu’illusion, māyā. La mystique n’est qu’un éternel retour au principe originel, indifférencié.

Pour les religions monothéistes (juive, islamique, chrétienne), la créature est infiniment différente de Dieu. L’identité exige donc une identification, donc une progression, un futur.

Le terme de l’union ne peut être moins total, ici et là, puisqu’il est Absolu. Mais, dans l’hindouisme, même quand il cherche à rester au bord seulement du panthéisme, l’union ne peut être que fusion où s’abîme la personnalité, donc la jouissance personnelle. Si fort est l’attrait du panthéisme — forme la plus simple de l’identité de tout en Dieu — que les mystiques de l’islām n’échappent que difficilement à ce vertige et que même certains mystiques chrétiens ont pu en être accusés, notamment Maître Eckart* et ce qu’on a appelé l’école abstraite, plus centrée sur la divinité que sur le Christ.