Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
K

Kleist (Heinrich von)

Écrivain allemand (Francfort-sur-l’Oder 1777 - Wannsee, près de Berlin, 1811).


Heinrich von Kleist apparaît au xxe s. comme le génie dramatique le plus original de l’époque romantique allemande. Pourtant, il a été à peine joué de son vivant, et il a fallu attendre plus de cent ans après, sa mort, par suicide, au bord du lac de Wannsee, pour que ses tragédies soient vraiment acceptées. Aussi a-t-on souvent parlé de lui comme d’un « poète maudit ».

Sa brève existence de trente-quatre ans a été aussi romantique et aussi tragique que ses œuvres. Ce fut une suite de crises et de ruptures déchirantes, un long combat contre lui-même, contre le démon intérieur, qui fit son génie et son malheur. Dans sa vie comme dans son œuvre, des contradictions paralysantes, des chutes irrémédiables ne laissent place qu’à de rares moments de répit. Poète des paroxysmes, Kleist a créé des personnages qui ont déconcerté ou horrifié ses contemporains, mais qui sont devenus plus intelligibles avec les développements de la psychologie moderne, en particulier de la psychanalyse.


Un déchirement irrémédiable

Sa naissance le destinait au métier des armes. Les Kleist étaient une grande famille prussienne, dont les multiples rameaux ont compté nombre de généraux. Ewald von Kleist (1715-1759), officier de Frédéric II et ami de Lessing, avait été aussi poète. Heinrich von Kleist était aspirant à dix-sept ans, mais il quitta l’armée au bout de quelques années, incapable de concilier son cœur et la discipline. Il fera diverses tentatives dans le service civil, sans y mieux trouver sa place que dans l’armée, comme si son goût de l’absolu et son besoin de pousser chaque principe à ses dernières conséquences lui interdisaient d’accorder son sentiment intime avec le service de la collectivité. Cette tension se retrouve dans ses œuvres, où le cœur et la loi ne se concilient pas, où des devoirs et des forces opposés écrasent, en fin de compte, l’individu. Les seuls recours sont de l’ordre du merveilleux, du rêve ou du hasard. C’est pourquoi son théâtre est profondément tragique et ne serait qu’une obsédante course à la mort s’il n’avait aussi un côté mystérieux, où le rêve vient suppléer la réalité, et aussi ces brusques retournements de la passion qu’offrent presque tous ses personnages dans leur fondamentale ambivalence.

Car les hommes tels que les peint Heinrich von Kleist sont d’une seule pièce, d’une seule passion, d’une seule fidélité et capables aussi de se diviser, de se retourner contre eux-mêmes. Il arrive qu’ils agissent comme des somnambules ; ils ne tiennent compte de rien d’autre que leur rêve ; ils vont droit devant eux et se trouvent rejoindre — par miracle ou par hasard — la loi qu’ils voulaient écarter, l’ordre qui les écrasait et qu’ils avaient rejeté. Le plus remarquable et le plus sauvage exemple d’une pareille psychologie est fourni par Penthésilée, de toutes ses héroïnes celle que l’auteur préférait.

La vie de Heinrich von Kleist a été faite de brusques changements de direction. Chaque fois, il construisait un plan de vie, qu’il lui arrivait d’élaborer dans le détail, comme pour s’assurer contre le mauvais génie qui le portait d’un extrême à l’autre. Il avait quitté l’armée et fui la discipline au nom de la loi du cœur, dont il pensait trouver une justification dans la morale de Kant et surtout dans J.-J. Rousseau. Il rêva longtemps d’un bonheur simple et agreste, et il a même pensé un temps devenir fermier en Suisse. Mais il n’était pas moins attiré par l’absolue soumission à la règle d’obéissance, par l’aliénation sans compromis dans l’action ; il se voulait aussi instrument d’un principe juste, sauveur de la pureté de sa patrie. À vingt ans, il avait cessé d’être soldat et il garda toujours son admiration pour le sacrifice du soldat.

Les changements dans sa vie ont été chaque fois pris comme une fuite hors d’un monde dans lequel il se heurtait à des murs, à des arrêts infrangibles, à une objectivité insaisissable, à une étrangeté radicale avec laquelle il ne voyait aucune composition possible. La poésie de la mort l’a très tôt habité, non pas de la mort comme abolition de l’individu dans le grand tout, mais comme une sorte d’évasion, héroïque, comme une sortie de vive force hors d’une place assiégée. Aussi chercha-t-il toujours à partager avec un ami cet héroïsme sans retour. À son compagnon de jeunesse Rühle von Lilienstern, il écrivait : « Viens, faisons ensemble quelque chose de grand et laissons-y notre vie ! » Ce voyage dans la mort, il a fini par le faire, avec une femme, Henriette Vogel, qu’il avait déjà rencontrée quelques mois avant leur fin commune.

Pour essayer de saisir les ressorts de cette vie, il faut savoir que Kleist n’a cessé de souffrir d’une anomalie physique dont on ne connaît rien de précis, mais contre laquelle, en 1800, il avait voulu tenter une opération chirurgicale. L’insuccès ne fit qu’exaspérer chez lui le conflit entre l’instinct et la volonté. Il est remarquable aussi que, chez plusieurs de ses personnages, l’amour soit si proche de la haine, et la possession du désir de tuer. On saisit par quoi Kleist a pu scandaliser et effrayer en particulier Goethe, qui le fuyait et le tenait pour possédé. Pour ce qui est du sens donné au mythe d’Éros, il ne faisait que pousser au paroxysme les considérations de plusieurs de ses contemporains sur le conflit des sexes comme élément moteur de la vie. Ainsi, son ami Adam Müller (1779-1829) avait développé une philosophie des contraires et une mystique érotique dont on aperçoit les traces là où Heinrich von Kleist met en scène les rapports d’un couple humain. Il est dans le destin d’un homme et d’une femme, dans cette philosophie, d’incarner, un bref instant, le principe de la virilité ou de la féminité ; ceux-ci ne cessent de se combattre et se concilient seulement le temps qu’il faut pour perpétuer la vie.

Le premier essai dramatique de Kleist fut une tragédie, sombre et confuse, intitulée la Famille Schroffenstein (1802), assez dans le goût de la « tragédie du destin » (Schicksalstragödie) qui a été à la mode durant la période romantique. On y voit une femme qui, par sa pureté et son sacrifice, essaye vainement de sauver une famille. Le plus remarquable n’est pas le sujet, mais le style, où on trouve déjà tout ce qui sera le propre de Kleist : une expression hachée elliptique avec des retournements subits, une dialectique en soubresauts et des silences oppressants. Le ton est aussi loin que possible de la langue classique. Les phrases ne sont pas toutes achevées, les gestes se désarticulent et laissent apparaître, comme par allusion, les profondeurs inquiètes de l’instinct. Les larmes et le ravissement, les étreintes et les évanouissements y sont mêlés comme le crime et la plus parfaite innocence. Si Shakespeare mariait déjà le sublime et le grotesque, Kleist, avec une acuité maladive, force le trait, alliant le terre-à-terre et l’horreur, les meurtres et les détails d’une innocence quotidienne.