Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Anatolie (suite)

Les cités-États et leurs princes (xxive s.-xviiie s.)

La Cappadoce, dont les forteresses contrôlent les gisements métallifères et les passes du Taurus, est, avant la fin du IIIe millénaire, le berceau d’une nouvelle civilisation qui s’étendra à la majeure partie de l’Anatolie et durera jusqu’au xiie s. av. J.-C. Certains veulent y voir l’apport d’un peuple de langue indo-européenne, les Hittites, qui domineront le centre de la péninsule après le xviiie s., mais il s’agit avant tout de l’évolution interne du vieux fonds culturel anatolien placé dans de nouveaux cadres politiques : l’Anatolie passe du stade des forteresses à celui des villes — également fortifiées —, ayant chacune un chef qui se dit roi et se fait bâtir un véritable palais. Et si l’on veut ajouter à ce facteur essentiel un apport extérieur, ce sera d’abord celui des marchands de la Mésopotamie et de la Syrie du Nord, dont la présence en Cappadoce est attestée depuis la fin du xxive s. : les maîtres de l’Empire mésopotamien d’Akkad (v. 2325-2200) les secourent contre les brimades des roitelets locaux.

La situation n’a guère changé lorsque des colonies marchandes d’Assyriens et d’Amorrites de Syrie, qui dépendent du roi d’Assour en haute Mésopotamie, s’installent, à partir de 1920, dans une douzaine de cités en Cappadoce. Les princes de ces villes tentent, sans grand succès, d’imposer leurs volontés aux étrangers, qui sont forts de leur solidarité : en effet, sur les consignes d’Assour, ils sont, dans chaque cité, groupés en une chambre de commerce (kâroum en assyrien) dépendant du grand kâroum de Kanesh (actuellement Kültepe). Ce sont ces marchands qui tirent la meilleure part de l’exploitation des mines du Taurus : ils ont le monopole de la vente en Cappadoce du cuivre local et dirigent la fabrication du bronze avec l’étain qu’ils ont apporté ; ils vendent également les tissus de qualité fabriqués au pays des Deux-Fleuves. Les profits réalisés leur permettent d’expédier à Assour de fortes quantités d’or et d’argent, tirés des gisements anatoliens, ainsi que de bronze. Leurs activités ont été révélées par les fouilles opérées dans le faubourg de Kanesh, où leur kâroum était installé et où l’on a trouvé des dizaines de milliers de tablettes commerciales sur lesquelles la langue assyrienne est écrite en cunéiformes. À proximité, le tell de la cité indigène de Kanesh a livré aux archéologues une véritable ville, dont les débuts se situent avant l’arrivée des Assyriens. Dès la fin du IIIe millénaire, Kanesh est un grand centre de la nouvelle culture anatolienne avec sa belle céramique peinte et ses curieuses idoles schématiques en albâtre ; bientôt, on la ceint d’une muraille et on y construit, sur le plan du mégaron, le plus ancien temple d’Anatolie. À l’époque du kâroum, la cité prend de l’extension, et ses princes s’y font bâtir des palais. Dans ces édifices, à Kanesh et dans les palais d’autres villes d’Anatolie centrale (Açem höyük, au nord-ouest d’Aksaray ; Kara höyük, près de Konya), des ivoires et des sceaux témoignent des rapports avec la Syrie et l’Égypte du Moyen Empire, tandis que des vases trouvés au comptoir de Kerma, en Nubie, sont des copies de modèles anatoliens. Les rapports difficiles entre les chefs locaux et la communauté des riches étrangers condamnent celle-ci à une fin tragique. À Kanesh, une première phase du kâroum dure de 1920 à 1850 environ et se termine par un incendie ; relevé, le kâroum reprend son activité de 1800 à 1740, puis il disparaît définitivement, sans doute sous les coups des indigènes. Avec l’expulsion des marchands étrangers, l’essor économique s’arrête en Cappadoce et une partie de leur apport culturel est anéanti : l’écriture, qui avait été utilisée dans les palais anatoliens — pour transcrire de l’assyrien —, sort d’usage pour un siècle. Mais les habitants de l’Anatolie centrale continuent à employer le cylindre-sceau, où les thèmes mésopotamiens interprétés par les Syriens du Nord se mêlent aux sujets tirés de la mythologie et du rituel anatoliens, et leur art poursuit ses progrès sans rejeter les influences extérieures reçues au début du IIe millénaire.


L’installation des « Indo-Européens »

La théorie traditionnelle, fortement battue en brèche depuis quelque temps, veut que les parlers indo-européens aient été diffusés par des groupes partis de la grande steppe eurasiatique et plus précisément de la steppe pontique. On a donc supposé que les langues de structure indo-européenne parlées au IIe millénaire en Anatolie y avaient été apportées de l’extérieur vers 2000 par des peuples qui seraient passés par les Détroits ou par la région du Caucase pour pénétrer dans la péninsule. Mais ce sont là des hypothèses qui ne reposent sur rien de solide : que les groupes de langue indo-européenne soient depuis très longtemps en Anatolie ou qu’ils y soient parvenus seulement à la fin du IIIe millénaire, qu’ils aient procédé à une invasion destructrice ou à une infiltration lente et pacifique, aucun de ces phénomènes, dans un pays qui ignore totalement l’écriture jusqu’à la fin du xxe s. av. J.-C., n’est susceptible de fournir un objet matériel sur lequel l’archéologue puisse poser une étiquette d’appartenance linguistique.

Les seuls renseignements sûrs concernant les langues parlées à la haute époque en Anatolie proviennent des archives de Kanesh (xxe-xviiie s.) et de celles de l’Empire hittite (xviie-xiie s.) à Hattousha (actuellement Boğazköy). Les noms propres des clients indigènes des marchands assyriens appartiennent à un certain nombre de langues de types variés ; un petit groupe d’habitants portent des noms hattis (tirés du parler ancien de la Cappadoce, qui est déjà, à l’époque du kâroum, une langue morte) ; un autre élément minoritaire appartient au peuple hourrite, qui, à partir de la fin du IIIe millénaire, a étendu son domaine de la haute Mésopotamie à l’Anatolie orientale et à la Syrie ; il y a d’autre part à Kanesh deux communautés de langue indo-européenne : les Louwites, qui sont peu nombreux, et la majorité de la population, qui parle un dialecte apparenté au hittite de l’époque impériale. Ces données sont complétées par celles des rituels de Hattousha, qui emploient les langues vivantes ou mortes des différents peuples anatoliens, dont l’Empire a adopté les dieux. À côté du hourrite et du hatti, d’une structure tout à fait particulière, on y trouve quatre langues indo-européennes : le néshite (parler de la ville de Nésha, que les modernes nomment le hittite), langue officielle de l’Empire ; le louwite, parlé en Anatolie méridionale ; le palaïte, employé dans la future Paphlagonie ; enfin l’ahshou, impossible à situer. Aux langues des rituels, il faut ajouter celle des inscriptions hiéroglyphiques de l’Empire, qui serait un dialecte louwite.