Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Grèce (suite)

La Grèce turque


La période pacifique

La conquête des terres grecques par les Turcs n’est pas achevée en 1453 ; l’empire de Trébizonde* survit jusqu’en 1461 ; Rhodes tombe seulement en 1522, Chypre en 1571, la Crète en 1669, Tínos en 1715. Les îles Ioniennes échapperont presque totalement aux Ottomans.

En fait, les Turcs sont beaucoup moins impopulaires aux yeux des Grecs que les Vénitiens, les Byzantins et, en général, les Latins. On ne comprendrait d’ailleurs rien à la rapide expansion ottomane si l’on ne se rappelait que le parti turcophile était très fort dans la Grèce byzantine. Les orthodoxes voient d’un moins mauvais œil les musulmans — « le peuple du livre » — que les catholiques romains, d’autant que Mehmet II aura l’habileté d’appeler au patriarcat de Constantinople Ghennádhios II (v. 1405 - apr. 1472), adversaire de l’union avec Rome. Les interférences entre la Grèce et Constantinople — où résident le patriarche orthodoxe et les riches familles phanariotes — sont perpétuelles. Les sultans se montrent d’ailleurs très tolérants à l’égard des Grecs, qui non seulement pratiquent librement leur religion, mais gardent leur langue et leur organisation religieuse dans le cadre de l’Empire ottoman et peuvent donner libre cours à leur génie du commerce.

Soumise au beylerbey de l’eyalet de Roumélie, la Grèce est divisée en provinces, ou sandjaks (Morée, Eubée, Béotie-Attique, Thessalie, Étolie-Arcadie, Épire, Grèce centrale). Mais tout le pays reste la propriété du Sultan, qui peut y tailler des fiefs au profit de Turcs (des militaires : les sipahis) ou permettre d’y vivre à des sujets non musulmans moyennant le paiement d’une taxe. Les garnisons turques des villes dépendent aussi du Sultan.

Ce système, tolérant et acceptable en droit, comporte une grande faiblesse : le fait d’être lié à la personnalité du Sultan et que les taxes dues par les Grecs à la Porte ne comportent aucun droit politique ou civique en retour, notamment en matière de justice et de police. D’autre part, pèse lourdement sur le pays la coutume qui voue au service personnel du Sultan un nombre important d’enfants mâles (janissaires).

Les Turcs se comportent en fait comme une armée campée en pays conquis, préoccupée surtout du maintien de l’ordre (lutte contre les klephtes, ou brigands).

On comprend que, peu à peu, les Grecs aient reconnu le patriarche de Constantinople, leurs évêques, leurs prêtres et leurs moines comme leurs véritables leaders et aient considéré comme les chefs de village les Grecs à qui les Turcs affermaient la perception des impôts.

Longtemps, le sentiment national ne s’exprime que dans l’élite religieuse et chez les Phanariotes de Constantinople. À Lépante (auj. Náfpaktos), en 1571, des marins grecs servent dans les deux camps ; quand, en 1687, le Vénitien Francesco Morosini (1619-1694) parvient à reconquérir le Péloponnèse, il ne soulève aucun enthousiasme en Grèce, et le retour de la péninsule aux Turcs se fait sans difficulté.


Le réveil du nationalisme au xviiie siècle

Deux causes principales expliquent le réveil du sentiment national au xviiie s. : la décadence turque et la volonté de la Russie de prendre en main la cause de tous les orthodoxes soumis aux Turcs et, par là, d’atteindre les Détroits. Le nationalisme grec, d’abord essentiellement bourgeois, s’appuiera sur la Russie, chère aux orthodoxes, et les Occidentaux, désireux de coloniser économiquement les lambeaux de l’Empire turc.

C’est dans le Péloponnèse — où la vie sociale et la conscience politique sont le plus développées — que naît la vague qui, peu à peu, va conduire la Grèce à l’indépendance.

En 1770, préparée par des agents russes, éclate la révolte du Péloponnèse ; les Turcs sont surpris, mais les Russes interviennent tard et mal. Aidés par les auxiliaires albanais, les Turcs prennent le dessus et, durant neuf ans, feront payer au Péloponnèse sa rébellion.

En juillet 1774, le traité de Kutchuk-Kaïnardji, qui termine la guerre russo-turque, commencée en 1768, accorde aux Russes, outre des concessions territoriales et le droit de naviguer sur la mer Noire et les Détroits, un droit de surveillance sur la conduite de la Porte à l’égard des Grecs.

Catherine II récidive en 1786, mais le Péloponnèse ne bouge pas. Par contre, les habitants du Soúli, en Épire, se révoltent à partir de 1790 contre le Sultan : le gouverneur de Ioánnina, ‘Alī pacha de Tebelen, n’écrase définitivement les rebelles qu’en 1903, puis il profite de son succès pour se tailler un empire pratiquement autonome.

Les révolutions américaine et française, l’épopée napoléonienne, les mouvements nationaux et libéraux en Europe et en Amérique (au début du xixe s.), la décadence turque, la sécession de fait d’‘Alī pacha contribuent, entre autres, à développer le sentiment national en Grèce, surtout dans les « élites ». Celui-ci est entretenu à l’intérieur par des poètes comme Ríghas Feraios ou des patriotes comme A. Koraís, tandis qu’à l’étranger, en Occident surtout, les riches Grecs immigrés entretiennent le philhellénisme et que des écrivains comme lord Byron et Victor Hugo exaltent « la Grèce opprimée par les nouveaux Barbares ».

Ríghas Feraios séjourne à Vienne, où il fonde la société patriotique de l’hétairie et compose la Marseillaise hellénique (publiée seulement en 1814) ; il est livré aux Turcs comme suspect de relations avec Bonaparte et exécuté (1798). Une hétairie est reconstituée en 1814, à Odessa, sous la présidence du prince grec Aléxandhros Ypsilándis (ou Ypsilanti) [1792-1828], aide de camp du tsar Alexandre Ier : il entre en relation avec le pacha de Ioánnina, en conflit avec le Sultan, tandis que l’hétairie jouit de la protection de Capo d’Istria (Ioánnis Kapodhístrias, 1776-1831), adjoint de Nesselrode aux Affaires étrangères ; mais Capo d’Istria réclame en vain l’aide d’Alexandre Ier en faveur des Grecs.

De leur côté, les Habsbourg — intéressés par un démantèlement de l’Empire turc — jouent dans les Balkans septentrionaux le même rôle que la Russie à l’est. Vienne et aussi les îles Ioniennes — protectorat britannique depuis 1815 — servent de refuge et de base de départ aux émigrés grecs.