Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gracián (Baltasar) (suite)

Le troisième livre mène les deux compagnons à Rome, où leur servent de guides Celui-qui-donne-dans-le-mille, le Déchiffreur et le Lynx. Tous les chercheurs d’aventure s’y retrouvent. D’abord invisible, Andrenio les jauge ; mais la lumière du désenchantement lui rend sa matérialité. Du haut d’une des sept collines, il voit tourner sur elle-même la roue du temps (de l’histoire). Sa vie s’achève. Il gagne l’île de l’immortalité, où il s’avance à jamais dans le sentier du courage, de la vertu.

El héroe, El discreto, l’Oráculo ont été pillés par les moralistes français et anglais ; le roman El criticón lui-même fut dépecé, parce que sa charpente allégorique était intransportable. On retrouve leurs aphorismes ou leurs métaphores dans Corneille, La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues, Fénelon. Les Provinciales (1656-57) de Pascal condamnent tout le système moral qui y est sous-jacent. Schopenhauer, qui admirait beaucoup Gracián, fit à tort un pessimiste de ce jésuite simplement lucide. De son vivant, un esprit grossier demandait déjà : « Pourquoi Critilo, au lieu de plonger l’homme dans les périls de ce monde, ne lui enseigna-t-il pas simplement le catéchisme ? »

Gracián aurait pu répondre : « L’innocent n’a pas de mérite ; le sauvetage de l’égaré seul a du prix devers les hommes ; car il témoigne de sa force de l’âme, garant de son salut en tant que pécheur : de même, la gloire, l’humaine immortalité témoignent de la divine Éternité, précisément à Rome fin de toute aventure, cité à la fois temporelle et spirituelle. »

C. V. A.

Gracques (les)

Nom donné, à deux tribuns romains, Tiberius Sempronius Gracchus (Rome v. 162 - id. 133 av. J.-C.) et Caius Sempronius Gracchus (Rome v. 154 - id. 121 av. J.-C.), qui tentèrent de réaliser une réforme agraire à Rome.



La famille

Les Gracques étaient d’une famille plébéienne d’origine éque, mais ancienne et noble. Leur père, Tiberius (v. 220-155), combattit en Espagne, où sa modération et sa générosité lui valurent la fidélité des populations. Censeur en 169, il fit preuve d’une grande sévérité ; il avait épousé Cornelia, fille de Scipion* l’Africain, qui, veuve de bonne heure, se consacra à l’éducation de ses fils.

Ceux-ci entendront la parole des maîtres grecs Diophane de Mytilène et Blossios de Cumes : ce dernier s’était fait l’écho des idées de liberté qui avaient cours dans le monde hellénistique. Les philosophes, en effet, commençaient à introduire à Rome, à travers leur enseignement, la notion de souveraineté populaire et celle d’une redistribution des richesses dans la cité.

Les deux jeunes gens qui allaient, l’un après l’autre, prendre en main la cause démocratique à Rome, étaient de tempéraments très différents : Caius était tout véhémence, et son discours violent et accompagné de gesticulations. Tiberius, au contraire, était calme et doux.


Les faits

Tiberius fut élu tribun de la plèbe en 131, c’est-à-dire dans une période de dépression économique, de dépopulation d’ensemble et de misère des campagnes. Il avait été, dit la légende, frappé par l’aspect désert des domaines latifondiaires d’Etrurie. La petite paysannerie, qui avait été la force même de Rome, avait, en effet, régressé au profit de grandes troupes serviles, à la turbulence inquiétante, et aussi d’un prolétariat urbain. Les paysans souffraient de la concurrence des pays conquis et se faisaient exproprier pour dettes. La création de colonies, en Italie péninsulaire, avait cessé en 177. Se référant à une hypothétique loi agraire très ancienne, dite « de Licinius Stolon », et qu’il voulait remettre en vigueur, Tiberius proposa de faire cesser les empiétements abusifs des grands propriétaires sur le domaine public, l’ager publicus, et de distribuer les terres récupérées en petits lots inaliénables. Il bénéficia de l’appui des nobles modérés, mais il se heurta au veto de son collègue au tribunat, qu’il fit déposer par un vote des comices tributes : disposition tout à fait étrangère aux usages romains et de nature à faire scandale.

Trois triumvirs devaient être élus pour appliquer la loi : ce furent Tiberius lui-même, son frère et son beau-père, Appius Claudius Pulcher. L’année suivante, Tiberius briguait, illégalement, sa réélection au tribunat pour 132. Son attitude sentait la dictature populaire : des bagarres eurent lieu, et on l’assassina. La commission triumvirale appliqua la loi jusqu’en 129, date à laquelle ses adversaires réussirent à la mettre en sommeil. Ceux-ci s’étaient appuyés sur les peuples alliés, pasteurs qui s’étaient vus évincés sans compensation de leurs droits d’usage par la loi agraire.

Caius Gracchus fut à son tour élu tribun de la plèbe à la fin de l’année 124. Il voulut d’abord venger son frère et il obtint ainsi l’exil de l’ancien consul Publius Popilus Laenas. Il reprit l’œuvre de son frère, mais dans une optique élargie. Orateur brillant, persuasif, expert en manœuvre politique, technicien consommé et sachant s’entourer de conseillers expérimentés, aussi doué d’esprit pratique que d’enthousiasme réformateur, il remit en vigueur la loi agraire, mais fit voter aussi une loi frumentaire qui allait dans un sens tout différent : attribuant du blé à bas prix à la plèbe urbaine, il l’enracinait dans sa condition au lieu de l’envoyer à la campagne. Sa loi judiciaire favorisait les chevaliers, ses alliés, et retirait le monopole de la haute justice au sénat ; mais elle allait lui susciter des adversaires irréductibles. Plus soucieux de prospérité économique que de redistribution des richesses, Caius traça des routes (on lui attribue la création des bornes milliaires), construisit des entrepôts, organisa les douanes. Enfin, il prit une part active à la création de colonies, conséquences de la loi agraire, à Tarente, à Corinthe, à Carthage. Réélu tribun pour 122, légalement, grâce à une nouvelle loi, il devait être battu aux élections de l’année suivante. Entre-temps, son séjour à Carthage avait laissé à Rome le champ libre à ses adversaires. Son projet accordant le droit de cité aux Latins et le droit latin aux alliés échoua. On proposa la suppression de la colonie de Carthage : l’agitation provoquée s’accrut brusquement, on s’arma, et Caius se retira sur l’Aventin avec ses partisans, fort abattu, s’enfuit et se.tua. Les lois des Gracques furent abolies peu à peu dans les années suivantes.