Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gorki (Maxime) (suite)

Les personnages exotiques et légendaires des premiers récits mis à part, les héros de Gorki sont saisis dans leur relation avec la vie russe de son temps, dont leur révolte dénonce les injustices, les absurdités et les laideurs, décrites souvent de façon impitoyable. Par l’esthétique et la poétique de ses récits, qui doivent beaucoup à Korolenko, ou de son théâtre, qui obéit au système dramatique de Tchékhov et de Stanislavski, et auxquelles s’accordent ses dons d’observation et son sens de la langue parlée, nourris par une riche expérience de la vie russe et par une insatiable curiosité des hommes, Gorki reste solidaire de la tradition réaliste de la littérature russe. Il l’est aussi par son respect de la culture et sa conception de la mission sociale de l’écrivain : autodidacte et lecteur infatigable, au savoir encyclopédique, il voit dans la propagation de la culture un moyen de lutte contre l’oppression sociale. Directeur de la maison d’édition Znaniïe (« Savoir »), dont les recueils regroupent la plupart des écrivains réalistes de tendance démocratique, il apparaît comme le chef de file des défenseurs de la tradition militante de la littérature russe du xixe s. contre le mysticisme, l’esthétisme des « décadents » et des symbolistes. Admirateur de Tolstoï, dont il laissera un remarquable portrait littéraire (1919), il s’élève cependant contre son influence, qui, comme celle de Dostoïevski, encourage selon lui le culte de la souffrance et l’esprit de résignation (article O mechtchanstve [De l’esprit petit-bourgeois], 1905 ; article O karamazovchtchine [Du karamazovisme], 1911).

Très populaire dans les milieux révolutionnaires, où son image est identifiée à celle de l’« annonciateur des tempêtes » (ou pétrel) que célèbre un de ses poèmes en prose (Pesnia o bourevestnike [Chant de l’Annonciateur des tempêtes], 1901), Gorki est étroitement surveillé par la police, emprisonné pendant quelques jours en 1901, poursuivi en justice et exilé dans la petite ville d’Arzamas. Ces persécutions sont l’occasion de vastes manifestations de solidarité. En 1902, l’annulation par le tsar de son élection à l’Académie entraîne la démission de Tchékhov et de Korolenko. La révolution de 1905, au cours de laquelle il fait la connaissance de Lénine, le fait adhérer au parti bolchevique. Arrêté pour avoir rédigé une proclamation invitant à renverser la monarchie, il est relâché à la suite de protestations venues du monde entier, mais il doit, après le soulèvement armé de décembre 1905, se réfugier à l’étranger, où il tente de dresser l’opinion mondiale contre le gouvernement de Nicolas II. Déçu par l’échec de sa campagne, notamment en France, où il ne parvient pas à déconsidérer l’emprunt russe, et aux États-Unis, où une partie de la presse l’accueille avec malveillance, il écrit une série de pamphlets d’une extrême violence contre l’Occident bourgeois et capitaliste (Prekrasnaïa Frantsiïa [la Belle France] ; V Amerike [En Amérique] ; Moï interviou [Mes interviews]). C’est aux États-Unis qu’il achève le drame Vragui (les Ennemis), qui met en scène l’affrontement des ouvriers et des patrons d’une usine, et le roman Mat (la Mère, publié d’abord en anglais dans une revue américaine en 1906, puis en russe en 1907 à Berlin, puis à Petersbourg) qui a pour thème la formation d’un militant ouvrier, Pavel Vlassov, et l’éveil d’une conscience de classe chez sa mère, la paysanne analphabète Nilovna, au cours d’une grève : loué par Lénine, largement diffusé au sein du mouvement ouvrier, ce roman est considéré par la critique soviétique comme l’ancêtre du réalisme socialiste.

À Capri, où il s’installe à la fin de l’année 1906, Gorki participe avec d’autres leaders bolcheviques (notamment Lounatcharski) à la fondation d’une école destinée à la formation des militants révolutionnaires et où prédomine l’influence du philosophe Bogdanov, qui cherche à réaliser une synthèse du marxisme et des courants de pensées idéalistes et spiritualistes qui se développent en Russie. C’est cette tendance (bogostroïtelstvo, ou « construction de Dieu ») qui inspire à Gorki le roman Ispoved (la Confession, 1908), dont le héros trouvera la voie qui mène à la cité de Dieu en prenant part au combat de la classe ouvrière. Violemment hostile à Bogdanov et à l’école de Capri, Lénine condamne cette œuvre, qui révèle l’arrière-plan religieux du socialisme de Gorki. Celui-ci continue cependant, dans plusieurs longs articles (O tsinizme [Du cynisme], 1908 ; Razrouchene litchnosti [la Destruction de la personnalité], 1909) et dans des pamphlets (Rousskiïe skazki [Contes russes], 1912-1917), à dénoncer la démission de l’intelligentsia, gagnée par l’esprit décadent. Ses pièces de théâtre (Poslednie [les Derniers], 1908 ; Vassa Jeleznova [1re version], 1909) et ses romans (Gorokok Okourov [la Petite Ville d’Okourov], 1909 ; Jizn Matveïa Kojemiakina [la Vie de Mathieu Kojémiakine], 1910-11) peignent la décomposition morale des classes dirigeantes et la pesanteur abrutissante de la vie provinciale russe. Au réalisme impitoyable de ces œuvres très sombres s’oppose, dans deux cycles de récits inspirés l’un par l’Italie (Skarzki ob Italii [Contes d’Italie], 1911-1913), l’autre par ses souvenirs de Russie (Po Roussi [À travers la Russie], 1912-1916), la glorification de la vie, du travail et du génie créateur de l’homme.

Ces deux dernières œuvres ainsi que les deux premiers volumes d’une trilogie autobiographique (Detstvo [l’Enfance], 1913-14, et V lioudiakh [En gagnant mon pain], 1915-16) ont été achevés en Russie, où l’amnistie proclamée en 1913 a permis à Gorki de revenir. Celui-ci reste lié aux bolcheviques et collabore à leur presse (Pravda, Zvezda, Prosvechtcheniïe), mais se consacre surtout à des tâches culturelles : sollicité par des centaines d’écrivains autodidactes qui, à la suite d’un article qu’il leur a consacré en 1911, lui envoient leurs manuscrits, il publie en 1914 le Premier Recueil des écrivains prolétariens ; en 1916-17, en réponse à la vague de chauvinisme déclenchée par la guerre, il compose des anthologies des littératures des peuples non russes de l’empire (Finnois, Lettons, Arméniens). C’est dans le même esprit internationaliste et pacifiste qu’il fonde en 1915 la revue Letopis (les Annales), qui regroupe des écrivains de gauche et des leaders socialistes hostiles à la guerre. L’inquiétude que lui inspire l’avenir de la culture, menacée par la barbarie qui se manifeste tant dans les conflits entre États que dans les luttes intérieures (inquiétude qu’il partage avec Romain Rolland, avec lequel il entretient une correspondance suivie), lui fera adopter en octobre 1917, dans le journal marxiste Novaïa Jizn (la Vie nouvelle), où il rédige une chronique intitulée « Pensées inopportunes » (« Nesvoïevremennye mysli »), une attitude résolument hostile au coup d’État bolchevique : bouleversé par les scènes d’anarchie et de violences dont il a été le témoin, il accuse Lénine de compromettre les conquêtes de la révolution libérale de février, de sacrifier la minorité consciente et organisée de la classe ouvrière aux instincts aveugles de la masse paysanne et de précipiter la Russie dans l’anarchie et le chaos.