Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

García Lorca (Federico) (suite)

Il fut un temps, entre 1940 et 1950, où le théâtre français fut profondément influencé par celui de Lorca : enfin de la vraie tragédie, portée sur le flot tumultueux du lyrisme ; enfin le spectacle de personnages qui ne raisonnaient pas, qui ne s’analysaient pas, mais qui rêvaient, déliraient, vivaient pleinement, tantôt au fond de leurs ténèbres, tantôt en plein soleil. Et puis, jusqu’au milieu du siècle, Lorca pouvait encore rendre compte de notre temps et de ses violences, de la société et de ses contradictions ; il pouvait même nous donner quelque espoir, ébaucher l’image de l’homme libre, sain, intégral, de l’avenir, débarrassé de ses entraves et de ses difformités. L’œuvre, aujourd’hui, n’a gardé de ces sens qu’un souvenir, un parfum. Elle n’a plus guère de résonance sensible dans les lettres espagnoles, voire françaises. Pourtant, les interprétations, les exégèses, les commentaires se multiplient et se remplacent. La signification demeure toujours identique à elle-même. Elle continue à émouvoir un grand public d’admirateurs silencieux. Quelle est-elle ?

• Romancero gitan (Romancero gitano) [Madrid, 1928] : sous le soleil d’Andalousie, le gitan court d’instinct, allègrement à l’amour et à la mort. Son image réalise notre plus profonde nature, celle que répriment et que refoulent les interdits de la société civile. Nous trébuchons avec lui sur le chemin qui le mène à la prison et à l’échafaud entre deux gardes de noir vêtus. D’autres pièces évoquent les grandes tentations : l’amour de la jeune cloîtrée, l’inceste d’Amnon avec Thamar.

• Le Poète à New York (Poeta en Nueva York) [1929-30, publié en volume à Mexico en 1940] : la poésie a sa logique que la raison ne reconnaît pas. L’homme prend mieux conscience du système propre au verbe (« logos ») quand la poésie est inspirée. Perdu dans d’immenses métropoles, il se sent d’autant plus seul que la foule ronge et finit par abolir son identité, tandis que les buildings grattent et finissent par abolir le ciel. Ainsi le lecteur.

• Chant funèbre pour Ignacio Sánchez Mejías (Llanto por Ignacio Sánchez Mejías) [Madrid, 1935] : c’est le rendez-vous de chaque homme avec sa mort, sous le signe d’une fatalité qui fixe inéluctablement le temps et le lieu du trépas, et qui, pour lui, fige le monde.

Ici, le lyrisme échappe à ses sources traditionnelles, l’introspection et la contemplation, et il rejoint le drame ; car notre monde est le lieu tragique de tous les affrontements. Aussi bien, le drame n’échappe pas à sa source traditionnelle, notre frayeur, mais ses eaux mêlées reçoivent le torrent du lyrisme.

• Noces de sang (Bodas de sangre) [Madrid, 1933] : tragédie avec intermèdes lyriques. Les deux fiancés, malgré leur attirance, ne parviendront pas à se rejoindre et à perpétuer la vie dans la descendance de leur couple. Car la mort a toujours raison de la Lune. La violence qui tue et n’engendre pas a toujours raison de la virilité et de la fécondité. Le personnage de la mère écrase sous la dalle du passé l’amour qui se voulait innocemment sensuel, total. Nous sommes tous frustrés, tous dans l’impasse où l’élan vital nous jette, tous victimes plus ou moins consentantes des interdits d’une société stérile, stérilisante et soi-disant vertueuse.

• Yerma (Madrid, 1934) : cette tragédie, avec un chœur traditionnel, se rapproche plus encore du modèle antique. Elle est faite de tableaux figurant un même thème, sans intrigue qui tienne ou les relie. Ce thème, le voici : les amants bourgeois ne se livrent jamais tout entiers ; ils s’accommodent, ils tirent avantage l’un de l’autre. Narcisses, ils meurent de soif auprès de la fontaine, auprès d’une eau féconde où ils mirent et admirent stupidement leur pauvre personne. Seules les lavandières ont des enfants.

• La Maison de Bernarda Alba (La casa de Bernarda Alba) [1936, représentée pour la première fois à Buenos Aires en 1945]. Voici une autre impasse que nous connaissons bien : le cercle fermé de la famille ou, sous un autre aspect, le nœud de vipères sans malice et d’autant plus mortelles. La mère tyrannique mène ses filles cloîtrées au suicide, à la folie ou, pire encore, à l’aliénation qui s’ignore. Mais la maison finit par s’écrouler dans le feu du scandale, et c’est le village même (la saine communauté du peuple) qui assume sa liberté devant ce dérèglement monstrueux.

• Noces de sang, Yerma, la Maison de Bernarda Alba, ces trois tragédies de l’homme refoulé ne sont plus de mise aujourd’hui, semble-t-il. L’Espagne elle-même ne s’y reconnaît pas. Pourtant, le labyrinthe où nous nous débattons est-il en son essence si différent ? Il faut dégager les tragédies de Federico García Lorca de l’exotisme où le public naguère se complaisait ; il faut les dégager de leurs circonstances : Grenade en 1930. Aujourd’hui, le malheur a pris un nouveau visage, certes. Mais c’est le même cri, c’est le même sanglot.

C. V. A.

 L. Parrot, Federico Garcia Lorca (Seghers, 1945 ; nouv. éd., 1952). / G. Diaz Plaja, Federico García Lorca. Su obra e influencia en la poesia española (Madrid, 1948 ; 3e éd., 1961). / J. L. Flecniakoska, l’Univers poétique de Federico García Lorca. Essai d’exégèse (Éd. Biere, 1952). / A. del Río, Vida y obras de Federico García Lorca (Saragosse, 1952). / M. T. Babín, El mundo poético de Federico García Lorca (San Juan de Puerto Rico, 1954). / F. Nourrissier, Lorca dramaturge (l’Arche, 1955). / C. Eich, Federico García Lorca poeta de la intensidad (Madrid, 1958). / A. Henry, les Grands Poèmes andalous de Federico Garcia Lorca (Romanica Gandensia, Gand, 1958). / J. Guillén, Federico en persona (Buenos Aires, 1959). / A. Belamich, Lorca (Gallimard, 1962). / C. Marcilly, Ronde et fable de la solitude à New York (Éd. hispano-americanas, 1962). / M. Laffranque, Federico Garcia Lorca et la nécessité d’expression dramatique (Seghers, 1966) ; les Idées esthétiques de Federico Garcia Lorca (Institut d’études hispaniques, 1967). / J.-L. Schonberg, À la recherche de Lorca (La Baconnière, Neuchâtel, 1966). / M. Auclair, Enfance et mort de Garcia Lorca (Éd. du Seuil, 1968). / J. Comincioli, Federico Garcia Lorca. Textes inédits et documents critiques (Éd. Rencontre, Lausanne, 1970).