Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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folie (suite)

Il y a lieu de souligner, cependant, qu’à côté de cet internement « correctionnaire » existaient, en nombre limité, des lieux où les fous étaient accueillis et « traités » en tant que tels : ainsi l’Hôtel-Dieu de Paris par exemple. Là, les « insensés », les « frénétiques » et les « visionnaires » étaient depuis longtemps reçus, nourris, protégés. L’habituelle interprétation médicale de cet état de fait est que, déjà et progressivement de plus en plus, un progrès de la connaissance a fait se dégager de l’ensemble des bannis les véritables malades. Mais Foucault en donne une tout autre interprétation. Considérant que ces lieux de la folie trouvent leurs racines dans le Moyen Âge et le début de la Renaissance, qu’ils ont été au xviie s. non pas, comme le veut l’interprétation médicale, en développement, mais bien plutôt en régression, absorbés par les hôpitaux généraux, il y voit une survivance de l’expérience préclassique de la folie. Ce point est extrêmement important : car de lui dépend que la prise en charge médicale, bientôt psychiatrique, de la folie se fonde sur une reconnaissance, à la lumière grandissante de la raison, d’une vérité intrinsèque de la folie, transcendante aux errements sociaux, qui l’ont un moment assimilée à la seule improductivité, ou, au contraire, comme le montre Foucault, que cette prise en charge médicale ne soit que raffinement et la rationalisation du procès social du renfermement et de sa vocation de protection du système de production.

« Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps soient à moi, si ce n’est peut-être que je me compare à certains insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois alors qu’ils sont très pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus, ou qui imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre ? Mais quoi ! ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples. » Ainsi Descartes désigne-t-il la folie (Ire Méditation métaphysique) comme erreur dans les plus évidentes données des sens. Mais ce sera aussitôt pour se demander si tout un chacun, fol ou non, n’en est pas menacé, si, après tout, de telles erreurs ne nous arrivent pas en songe. Et quand être assuré que l’on ne songe pas ? Le seul recours est de ne s’appuyer que sur l’indubitable : que j’existe de par ma seule pensée, de par mon doute lui-même, et que Dieu existe, qu’un ordre du monde est déployé en moi et autour de moi, même si j’erre à le reconnaître. Que j’aurai donc, m’appuyant sur la seule certitude de mon existence, à construire ce monde en en explorant la raison. C’est bien la crainte de la folie en nous qui initie la démarche rationaliste. La pensée va maintenant se construire comme assurance d’y avoir échappé. Tel est le grand renversement qui débute l’ère scientifique et qui va rendre impossible à celle-ci de parler la folie, puisque son langage est constitué par l’exclusion de la folie. Elle n’en pourra parler qu’en négatif, elle ne pourra qu’être parlée par elle.


La classification scientifique et son échec

La médecine va maintenant prendre le relais. Cela ne va pas de soi si l’on y réfléchit bien. La folie n’apparaît pas si souvent clairement liée à un trouble du corps. Mais en attachant, par l’intermédiaire d’une catégorie — celle des « maladies des sens » —, la folie à la médecine, le xviiie s. et les siècles suivants s’assurent qu’elle sera là prise en charge, répertoriée, qu’elle entrera dans le domaine de la raison. Il est ainsi posé en principe de réassurance que la raison peut rendre compte de ses propres défaillances.

Le répertoire est d’abord multiforme au xviiie s., chaque auteur y propose ses propres modes de classification. C’est dans ce moment initial, plus que dans les suivants, que le véritable but de cet effort se dévoile : mettre en ordre, mettre de l’ordre, mettre dans l’ordre ; raisonner l’insensé.

Le xixe s. renoncera à cette tentative de couvrir la totalité du champ de la folie et portera son effort sur la définition de familles nosologiques. De plus grandes unités sont dégagées par la prise en considération des identités de symptômes, des analogies de causes et des parallélismes d’évolution. De grandes espèces voient le jour : paranoïa, démence précoce, manie... Jamais, cependant, ce gigantesque travail, toujours remis en chantier, n’aboutira à une synthèse satisfaisante. Les classifications sont sans cesse faites, défaites et refaites. Il n’est pas non plus dans notre intention de nier l’intérêt de cette démarche qui se veut scientifique, mais, du point de vue qui nous intéresse, à savoir de l’existence et du destin de la folie, le grand enseignement de cette période et de cet effort est dans leur échec.

Quel est le sens de cet effort et quel est le sens de cet échec ? Comme toute tentative scientifique, cette démarche vise à faire coïncider le plus étroitement possible un discours sur l’objet avec une nature de l’objet. Poser qu’il existe une nature de la folie et de ses espèces, le fonder dans le langage scientifique, voilà le sens de cet effort et le lieu de son échec, car la folie ne se laisse pas objectiver et naturaliser, et la tentative rationaliste ne cesse de déplacer des zones d’ombre sans parvenir à les réduire.

Cette « médicalisation » de la folie trouve son corrélat dans un changement important du sort des fous.

Jusque-là il s’agissait uniquement d’exclure et d’enfermer. Maintenant il s’agit de guérir. La privation de liberté n’était qu’une conséquence de la nécessité sociale de projeter hors de soi la déraison ; elle devient un moyen thérapeutique. Du même coup il n’apparaît pas nécessaire qu’elle se poursuive à l’intérieur même des asiles. Philippe Pinel (1745-1826) libérant les aliénés de leurs chaînes est une image représentative de cette période de médicalisation de la folie, dont le fondement est essentiellement moral. La création de cet espace médical de la folie, espace de relative liberté, n’a pas pour objet de permettre à la folie de s’exprimer enfin, de dire ce qu’elle a à dire, mais, au contraire, de la faire s’épuiser. Jacques Tenon (1724-1816) et Georges Cabanis (1757-1808) seront les architectes de cette réforme. Dans les chaînes, l’imagination — la folle du logis — est livrée à elle-même. Rien ne vient la tempérer. Dans une relative liberté, elle sera confrontée au réel. Ce qui reste de sain en l’homme ne pourra ne pas voir la déraison de comportements ou d’idées sans cesse démentis par la réalité. Une des premières idées-forces de cette médicalisation, c’est donc celle d’une partie saine de l’individu.