Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

ethnomusicologie (suite)

L’accès aux sources musicales

Avant même que de chercher à comprendre une musique et, à plus forte raison à l’analyser, encore faut-il pouvoir être en contact avec elle. Lorsqu’on sait l’étendue historique et géographique du domaine prospecté par l’ethnomusicologie, on imagine les difficultés parfois insurmontables à appréhender directement (dans le cas de musiques toujours vivantes) et indirectement (dans le cas des musiques mortes) certaines manifestations musicales. Il existe certes d’autres possibilités d’accéder indirectement, mais toujours partiellement aux musiques qui ont disparu sous leur forme vivante ou à celles qui vivent encore en des lieux lointains et dans des circonstances très difficilement abordables. Les documents auxquels on peut se référer dans ce cas fournissent des informations très variables en qualité, en quantité et, généralement, ne nous éclairent que sur tel ou tel aspect de la musique. Ce matériel documentaire comprend des écrits théoriques sur certaines musiques, des descriptions d’instruments de musique ou de scènes musicales, des représentations picturales, des instruments de musique (dont certains remontent à la préhistoire), des notations musicales, des photographies, des enregistrements sonores et des films cinématographiques.


Le contact direct

Grâce au développement que connaissent aujourd’hui les moyens de transport, il est possible, en principe, de se déplacer rapidement d’un point à l’autre du globe, donc de pouvoir assister aux diverses manifestations musicales perpétuées par tradition orale. En réalité, malgré ces facilités apparentes que nous offrent les moyens modernes de déplacement, de nombreux obstacles s’interposent.

Les obstacles politiques (interdiction d’aller dans certains pays ou certaines régions), économiques (coût parfois très élevé de certains déplacements), physiques (conditions de vie et climat pénibles) s’ajoutent aux obstacles psychologiques, raciaux, sociaux et religieux qui surgissent inévitablement lorsqu’un étranger veut pénétrer dans un univers traditionnel qui n’est pas le sien. Quand toutes ces barrières sont franchies, il faut alors que l’ethnomusicologue ait la chance de se trouver au moment convenable là où se tient la manifestation musicale. En général, il est exclu de provoquer artificiellement celle-ci (sauf dans certains cas où l’argent permet d’obtenir une mauvaise « comédie » musicale pour touristes), tant sont associés musique et rythme de vie traditionnelle : on ne joue pas n’importe quelle musique, n’importe où et n’importe quand (certaines cérémonies musicales n’ont lieu que tous les vingt ans). D’une manière générale, plus le contact direct est aisé avec les musiques de tradition orale, plus celles-ci risquent de n’être point tout à fait traditionnelles, c’est-à-dire plus ou moins marquées par la civilisation industrielle. Ces musiques qui se sont transformées hors du contexte traditionnel, le plus souvent sous l’influence directe ou indirecte de la civilisation industrielle, sont dites « acculturées ». Elles se multiplient aux abords des centres urbains et dans les campagnes même, tandis que régressent les musiques véritablement traditionnelles.

Comme on peut le constater, le contact direct avec les musiques de tradition orale in situ, dans la mesure où il s’agit bien de musiques non « acculturées », requiert souvent du courage, de la persévérance, du tact et surtout du temps. Il offre l’avantage de permettre à l’ethnomusicologue de se familiariser avec la société, l’environnement dans lequel la musique se situe et de saisir les manifestations musicales sous une forme vivante. En revanche, il sera de plus en plus difficile (disparition ou transformation des musiques de tradition orale) et ne permettra jamais, par son aspect fugitif et rédhibitoire, d’obtenir certaines données ethnomusicologiques résultant d’analyses formelles, structurelles et comparatives, qui ne sont possibles que grâce à l’enregistrement sonore.


Notation musicale et tradition orale

Avant l’invention du magnétophone (et plus précisément avant l’existence du matériel portatif d’enregistrement), nombreux furent ceux qui cherchèrent à noter les musiques populaires européennes et même les musiques extra-européennes. Si les chants populaires européens en bénéficièrent sans trop de dommages (un nombre considérable de mélodies populaires furent ainsi recueillies), il n’en fut pas de même pour les musiques extra-européennes, qui, une fois transcrites, n’avaient plus rien à voir avec ce qu’elles étaient réellement. On faisait appel ainsi à la notation en usage dans la musique savante occidentale, alors que cette notation ne constitue absolument pas un système universel, puisqu’elle est consubstantielle à la musique qu’elle sert (la musique savante occidentale) et inapte à retenir des valeurs telles que l’intonation, la physionomie du timbre, les nuances d’ornementation, les fluctuations subtiles de hauteur sonore, toutes primordiales au regard des musiques de tradition orale. En voulant ainsi fixer, diffuser et peut-être même inconsciemment « anoblir » par l’écrit les musiques populaires européennes ou les musiques traditionnelles extra-européennes, on figea, sous une forme arbitrairement retenue par un système de notation incomplet, des « mélodies » ou des « rythmes » souvent indigents et, en tout cas, fort peu représentatifs, puisqu’ils s’inscrivent originellement dans un contexte vivant essentiel, sans lequel ils perdent leur véritable contenu expressif.

Ce qui peut être conçu, transmis et perçu sans autre intermédiaire que la musique elle-même (dans un cas simple et, à plus forte raison, lorsque celle-ci est, par exemple, intimement associée à la danse ou, plus généralement, à l’environnement et à la circonstance) n’est pas forcément traduisible en termes d’écriture. L’habitude occidentale de confondre musique savante (ou musique tout court) et notation musicale résulte d’un fait exceptionnel dans l’histoire universelle de la musique : le rôle déterminant de l’écriture en tant que moyen d’élaboration et d’accomplissement de l’œuvre musicale.