Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

espèce (suite)

La création d’espèces nouvelles

Grâce à un matériel plus favorable, le botaniste a réussi à créer de véritables espèces nouvelles, fertiles, différentes morphologiquement de leur souche et incapables de se croiser avec elle en raison de leur constitution génétique.


Création d’une Primevère : Primula kewensis

En 1900, il apparut à Kew dans un semis de Primula floribunda, plante de l’Afghānistān et de l’ouest de l’Himālaya, un pied anormal considéré comme un hybride accidentel entre P. floribunda et P. verticillata, cette dernière du sud-ouest de l’Arabie et de l’Abyssinie. Coutts réalisa une vérification de cette hypothèse en fécondant P. floribunda avec du pollen de P. verticillata ; il obtint un hybride possédant un mélange de caractères parentaux analogue à celui qui était apparu spontanément dans le semis. Le nombre diploïde de chromosomes de l’hybride est égal à 18, identique à celui des parents. Ces hybrides ne donnent pas de graines par autofécondation (grains de pollen petits et souvent vides), mais ils sont conservés et multipliés par voie végétative. Dans les serres de Veitch (1905), de Kew (1923), de la John Innes Horticultural Institution (1926), une mutation de bourgeon donna un rameau tétraploïde qui produisit de bonnes graines. Cette nouvelle plante reçut le nom de Primula kewensis ; multipliée par semis, elle se trouve dans toutes les serres. La plante vigoureuse, tétraploïde (2N = 36), est isolée sexuellement de ses parents.


Création d’un Chou-Radis : Raphanobrassica Karpenchenkoi

Le Radis (Raphanus sativus) et le Chou (Brassica oleracea) sont deux espèces dissemblables, mais elles possèdent juste le même nombre diploïde de chromosomes 2 N = 18. G. D. Karpenchenko, en les croisant, a obtenu des hybrides intermédiaires à 2 N = 18 ; ceux-ci sont stériles entre eux et avec leurs parents. Quelques pieds — 19 sur 123 — fournirent par fécondation naturelle quelques graines qui donnèrent une F2 tétraploïde, 2 N = 36, et par ailleurs identique aux hybrides de la F1. Cet hybride, nommé le Chou-Navet de Karpenchenko, diffère de ses grands-parents ; l’espèce nouvelle, stable et fertile, se croise difficilement avec sa souche.


Création d’Iris autosyndetica

Cette nouvelle espèce, créée par Marc Simonet, provient du croisement de deux Iris tétraploïdes : Iris hoogiana (N = 22) et I. macrantha (N = 24). L’hybride obtenu a 2 N = 46 ; il réalise une mosaïque des caractères parentaux. La méiose de l’hybride est régulière : les 22 chromosomes d’un parent s’apparient entre eux, et les 24 chromosomes de l’autre parent se comportent de même. Les gamètes sont viables.

Ces exemples de création d’espèces montrent l’importance de la polyploïdie dans la naissance des espèces nouvelles ; en doublant ou en multipliant le nombre des chromosomes, elle permet une méiose normale, chaque chromosome trouvant un chromosome homologue pour s’apparier. L’hybride stérile, porteur de génomes non équilibrés, se transforme en un hybride fertile. La polyploïdie végétale naturelle est assez fréquente, mais on sait la provoquer expérimentalement en traitant les plantules ou les graines par certaines substances (colchicine, acide indol-3-acétique) qui inhibent la formation du fuseau pendant la mitose, mais qui n’empêchent pas le clivage longitudinal des chromosomes.

L’hybridation animale est moins fréquente ; souvent un seul sexe est viable, en général le sexe homogamétique, le sexe hétérogamétique étant plus fragile. L’hybridation interspécifique chez les animaux entraîne l’apparition de formes intersexuées.


Synthèse d’espèces naturelles

Le botaniste a donc réussi la création de quelques espèces nouvelles ; ayant compris le mécanisme de la formation, il a entrepris la synthèse d’espèces qu’il trouve dans la nature. En voici un exemple : Galeopsis tetrahit est une Labiée nitratophile qui pousse dans les champs, sur les décombres. En réalité, cette espèce est un hybride entre G. pubescens (N = 8) et G. speciosa (N = 8). En « tétraploïdisant » des G. pubescens et des G. speciosa, puis en croisant les tétraploïdes, on obtient un hybride à 2 N = 32 ; on a reconstitué le G. tetrahit ; l’espèce synthétique est identique à l’espèce naturelle.

En conclusion, l’espèce biologique, dans sa conception moderne, représente un principe fondamental et sa connaissance a progressé. Mais la notion d’espèce n’est pas facile à unifier. En effet, les espèces qualifiées parfois de « locales » présentent un intérêt pragmatique incontestable et se maintiennent dans les faunes et les flores ; elles correspondent aux espèces non dimensionnelles de Mayr, car elles sont dépourvues de dimensions dans l’espace et le temps. Il faut reconnaître que la nouvelle systématique qui s’édifie n’est pas d’un emploi aisé pour déterminer et nommer les espèces dans la nature. Et puis une autre ou d’autres définitions de l’espèce sont indispensables pour tous les êtres, nombreux, qui sont dépourvus de reproduction sexuée biparentale.

En revanche, l’espèce biologique moderne se manifeste comme une « unité d’évolution » lorsque, par une analyse fine des mécanismes de la spéciation, on comprend comment des pools génétiques qui communiquaient entre eux parviennent à s’isoler, et cela permet de saisir quelques processus évolutifs.

A. T.

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