Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

élisabéthain (théâtre) (suite)

« Que le vulgaire admire des choses viles mais qu’à moi le blond Apollon serve des coupes pleines d’eau de Castalie. »

La foule se presse donc sur les chemins souvent « peu chastes » de Shoreditch et de Southwark. Il y a, si l’on en croit Hamlet, « ceux qui ont du discernement » ; aussi, des « gens incultes », n’appréciant « le plus souvent que les pantomimes stupides et le fracas ». Pantomimes et fracas sont bien en effet dans les mœurs du temps. Il semble tout naturel que le spectateur, habitué jusque-là aux farces, aux plaisanteries de tavernes, aux cortèges et aux combats, recherche un condensé de tout cela dans le spectacle nouveau qu’on lui propose. Turbulent, paillard, il affectionne les personnages hauts en couleur, le gros rire. De plus, ce peuple a vécu des siècles dans la guerre sous toutes ses formes, sans excepter les plus atroces. La cruauté, la mort violente par le fer et le feu lui sont familières, ce qui le pousse à réclamer beaucoup de sang sur la scène. Mais, s’il n’a guère de culture, sauf peut-être politique, sa disponibilité, elle, est immense. Le « spirit of wonder » ne représente pas une vue de l’esprit. Il est une réalité vivante qui éclate dans le Songe d’une nuit d’été, la Tempête, comme dans toutes les pièces où le « décor » est planté « ailleurs », même si « décor » et « ailleurs » sont à peine suggérés. Quand on regarde d’un peu plus près sur les tréteaux, que le public à un « penny » entoure de trois côtés, force est bien de constater que, sous son écorce grossière, le spectateur élisabéthain est doué d’un remarquable pouvoir de coopération. Il n’existe aucun « trompe-l’œil », sauf toujours, donnée invariable, le balcon « à tout faire » au fond de l’estrade. Dans Defense of Poesy (1595), sir Philip Sidney (1554-1586) raconte spirituellement comment les lieux s’accumulent dans un cadre étroit, les événements les plus divers se pressent et s’échelonnent sur de nombreuses années en l’espace d’une représentation. L’imagination, seule, peut recréer à partir de données élémentaires la magie de l’évasion. Parfois cela tient du tour de force si l’on songe que, les femmes ne montant pas sur scène, des garçons tiennent le rôle des jeunes filles et que ces jeunes filles se déguisent souvent en garçons (Galatée, de Lyly [v. 1554-1606] ; la Nuit des rois, les Deux Gentilshommes de Vérone, de Shakespeare, par exemple). Ce public qui va au théâtre pour assister à un spectacle agrémenté de musique, de danses, de pitreries et de riches costumes, ce public qui, se souvenant des « romances », réclame des batailles et de l’amour, se révèle inexplicablement un amateur éclairé à l’oreille sensible. Il apprécie le langage noble, la poésie, les beaux vers, les « phrases de taffetas, mots précieux de soie, triple hyperbole, recherche affectée, image pédante », tout ce que Shakespeare appelle des mouches d’été, cet « euphuisme » créé par Lyly (Euphues, the Anatomy of Wit [Euphues ou l’Anatomie de l’Esprit], 1579) et qui est un des traits majeurs des pièces élisabéthaines.


« Arrière, sorcière, arrière ! »

L’engouement du public pour le théâtre pendant plus de trois quarts de siècle constitue un phénomène unique. Tragédies, comédies, drames historiques, pièces noires et pièces roses connaissent un succès égal, avec, toutefois, on l’a vu, une certaine prédilection du spectateur pour ce qui est sanglant, fantastique, fait intervenir les forces surnaturelles, suscite l’épouvante. Les démons et le diable sont dans The Tragical History of Dr. Faustus (1588), de Marlowe ; les puissances occultes, dans la Sorcière d’Edmonton (1621), de John Ford (1586 - v. 1639), Thomas Dekker et William Rowley (v. 1585-1624?). On connaît également l’aura supraterrestre qui flotte dans Macbeth (1605) et son appel aux « ministres du meurtre dont les formes invisibles président aux crimes de la Nature ». Plus sensible encore se révèle l’atmosphère d’épouvante de la Tragédie du Yorkshire (1608), attribuée à Thomas Heywood (v. 1574-1641), d’Arden de Feversham (auteur inconnu), où règne l’adultère et où l’on tue par cupidité, de ’Tis Pity She’s a Whore (Dommage qu’elle soit une putain, 1626), drame de l’inceste et du crime, où John Ford raffine sur l’extravagance dans le tragique et l’horrible.


« Allons, ne le sens-tu pas ? Ne sommes-nous pas vengés ? Pas un seul de nos ennemis ne reste debout. »

Mais le grand ressort du théâtre élisabéthain reste la vengeance. La rencontre de Sénèque par les auteurs du temps s’est conjugée à la violence, aux goûts profonds du public pour donner naissance à des héros dont la vocation semble être de faire ruisseler le sang. Les plus anciens en date sont ceux de Gorboduc (1562), de Thomas Sackville (v. 1536-1608) et Thomas Norton (1532-1584), qui périssent tous. Les plus célèbres s’appellent : Hieronimo, de Thomas Kyd (1558-1594) [The Spanish Tragedy, v. 1590] ; Barabbas, de Marlowe (le Juif de Malte, v. 1589), prêt à détruire une ville entière ; le monstrueux Bosola, de John Webster (v. 1580-1624) [The Duchess of Malfi, 1614] ; Vendice, de Cyril Tourneur (v. 1575-1626) [The Revenger’s Tragedy, 1607] ; et aussi Clermont d’Amboise, de George Chapman (The Revenge of Bussy d’Amboise, 1610), proche frère de l’Hamlet de Shakespeare, qu’aucun ne saurait égaler dans son approche nuancée du thème de la vengeance, dans l’analyse des problèmes qu’elle pose à son personnage ou dans l’étude de son long cheminement chez un être poussé par la jalousie (Othello).


« Que ceux qui jouent le rôle de clown n’en disent pas plus que ce qui est écrit dans leur rôle... »

Il ne faut pas chercher dans le théâtre anglais de cette époque le masque classique de la tragédie ou celui de la comédie dans leur forme immuable. Ce dernier ne rit parfois qu’en dessous (Une nouvelle façon de payer d’anciennes dettes, de Philip Massinger [1583-1640], par exemple). L’autre, en revanche, laisse éclater la bouffonnerie en maints endroits. Il suffit de se reporter, pour n’en donner qu’un modèle, aux scènes de Roméo et Juliette où apparaissent Mercutio et la nourrice de Juliette. Le public ne s’offusque en aucune manière de cette intrusion d’un genre dans l’autre, tant il est vrai que, même pour un spectateur élisabéthain, l’atmosphère de drame et d’horreur ne peut se tolérer que si un grain de folie en vient rompre la tension. C’est au clown, le plus souvent, qu’est dévolu ce rôle. Truculent, de verbe haut, niais, bouffon, se survivant de siècle en siècle, le clown n’est pas traité en « utilité ». Les acteurs qui l’incarnent auraient plutôt tendance à en rajouter. Celui-ci intervient tant dans la comédie (Friar Bacon and Friar Bungay [1591], de Robert Greene ; les Deux Gentilshommes de Vérone ou Comme il vous plaira, de Shakespeare) que dans le drame (Faust, Orlando Furioso, King Lear par exemple), et sa tête folle lui assure une irresponsabilité bien commode pour dire à chacun son fait, comme en témoigne le dialogue entre Viola et Feste, le bouffon, dans la Nuit des rois (1599-1600). À cette satire accidentelle — serait-on tenté d’écrire — s’ajoute celle, beaucoup plus systématique, qu’on trouve dans des pièces comme The Malcontent (1604), de John Marston, surpassée en vérité d’analyse et en finesse d’observation par Eastward Ho ! (1605), écrite en collaboration avec Chapman et Ben Jonson, ou dans la très gaie et très originale pièce de John Fletcher (1579-1625) et Francis Beaumont (v. 1584-1616), The Knight of the Burning Pestle (le Chevalier du Pilon-Ardent, 1607), que boudèrent les bourgeois de la Cité parce qu’ils s’y reconnaissaient trop parfaitement sans doute.