Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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danse (suite)

À la fin du xixe s., la danse classique subit une véritable crise. La virtuosité poussée à son plus haut degré a vidé la danse de son contenu émotionnel. Aucune grande œuvre, aucun grand nom n’illustre vraiment cette période de déclin. La danseuse, étoile — car à l’époque le danseur n’est que « porteur » — impose son « numéro » de virtuosité au moment qui lui est le plus favorable sans se soucier de la valeur artistique de cette intervention. À ce stade d’incohérence, la danse théâtrale perd toute sa signification, tout son intérêt.

Lorsque Isadora Duncan arrive en Europe (1900), sa « danse libre » enthousiasme immédiatement tous ceux que ne satisfait plus l’académisme. À la même époque (de 1897 à 1906), Emile Jaques-Dalcroze (1865-1950) élabore sa méthode rythmique, système d’éducation fondé sur les rapports existant entre le mouvement et la perception musicale. (Cette « eurythmie », les Grecs anciens l’avaient, eux aussi, posée en principe fondamental de la perfection.) Jaques-Dalcroze ouvre sa première école en Allemagne, à Hellerau, près de Dresde, en 1911. Les structures académiques, peu solides en Allemagne, ne résistent pas à ces deux poussées. Le climat de l’après-guerre renforce encore cette révolution.

Dans les pays où la tradition classique est vivante, le conflit entre la forme et le contenu émotionnel amène une évolution sensible dans la conception de la danse. Les bases restent les mêmes. Mais les réactions et les innovations de Michel Fokine annoncent tout le bouleversement que la danse d’école va subir. Des troupes d’amateurs se constituent et donnent de nombreux spectacles ; de nombreuses écoles s’ouvrent et forment des danseurs professionnels. Le tempérament allemand y trouve matière à s’épanouir.

En réaction contre la rigidité des principes classiques, on se tourne tout naturellement vers la danse orientale, qui, au rôle majeur des jambes, substitue celui — peut-être plus subtil — des bras. Ce nouvel apport plastique, riche d’attitudes, est très utilisé par les chorégraphes allemands de cette époque, qui en éliminent le contenu mystique.

Danse libre, gestes orientaux, mouvements gymniques et culturistes s’associent à la danse. Cette fusion, si elle n’apporte pas la rigueur d’une technique élaborée, élargit considérablement l’éventail du vocabulaire chorégraphique et lui offre la souplesse d’une gamme étendue d’expressions. Après les premières outrances d’une tendance poussée à l’extrême, une forme plus disciplinée s’élabore, orientant d’une manière décisive la danse moderne.


Théoriciens et adeptes de l’expressionnisme

Rudolf von Laban*, chorégraphe, pédagogue et inventeur d’un système de notation*, aura une influence considérable. Outre son principe fondamental reconnaissant la primauté à l’émotion et à certains gestes essentiels, il réclame une liberté totale d’expression. L’action dramatique n’est pas liée à la musique puisque le rythme est donné par le geste lui-même. Les mouvements de masse constituent un élément essentiel de la recherche émotionnelle.

Élève de R. von Laban, Mary Wigman (1886-1973) suit bientôt une voie différente et exploite la technique de groupe (version du Sacre du printemps de 1957, Berlin). À la rigueur et à la méthode de son maître, elle oppose une mystique de l’instinct et du mystère. C’est aux États-Unis qu’elle rencontre le plus de succès, mais la passion, la frénésie de ses compositions (sans véritable support musical) laissent pourtant souvent le spectateur insatisfait.

Kurt Jooss (né en 1901), élève, puis collaborateur de R. von Laban, reste en partie attaché à la danse classique, qu’il utilise souvent dans ses créations. Pour lui, l’indépendance et la plénitude sont deux facteurs qui concourent à faire de la danse un art théâtral. Il parvient à un équilibre entre le ballet purement classique et les compositions expressionnistes. Certaines de ses œuvres ont une puissance d’évocation impressionnante, telle la Table verte (1932), fresque dénonçant les horreurs de la guerre.

Son élève Harald Kreutzberg (Reichenberg, auj. Liberec, Tchécoslovaquie, 1902 - Berne 1968), qui étudie également avec Mary Wigman, fait une carrière de soliste, interprétant ses propres œuvres. Ses tournées contribuent beaucoup, ainsi que son enseignement à implanter la danse moderne aux États-Unis.

Autre élève de R. von Laban, comme lui d’origine hongroise, Aurel Milloss (né en 1906), s’il n’a pas le rayonnement de ses prédécesseurs, n’en joue pas moins un rôle important. Chorégraphe fécond, il domine pendant de longues années le ballet italien.


Isadora Duncan et la danse libre

« Tout ce qu’une génération a voulu ou rêvé en fait de danse a été accompli grâce à elle — ou contre elle ; jamais en dehors d’elle » (A. Levinson).

Isadora Duncan (1878-1927), danseuse américaine d’origine irlandaise, aura sur la danse une influence considérable. Et cela tient du paradoxe, car, n’ayant aucune théorie définie, aucune méthode, improvisant plutôt qu’elle ne compose, Isadora Duncan a laissé, sur le plan de la création purement artistique, un bilan plutôt négatif. Rien n’a pu être transmis de ses improvisations ; ses adeptes un à un s’effacèrent malgré le nombre important d’écoles qu’elle créa (Berlin, 1904 ; Bellevue, près de Paris, 1914 ; Russie, 1921).

Enthousiaste, conquise par la beauté des danseuses de la Grèce antique, elle étudie la danse académique, mais, se révoltant bientôt contre ses contraintes, elle rejette toute discipline, se laisse porter par son instinct, sa musicalité, et improvise au gré de son inspiration des danses « libres » qui suscitent autant de louanges que de critiques. Elle utilise peu de moyens : vêtue d’une simple tunique, les pieds nus, évoluant sur une musique qui n’a pas été composée pour la danse, Isadora Duncan parvient à purifier la danse, à la débarrasser de ses préjugés, à l’éclairer d’un rayonnement intérieur. La parenté de sa danse avec la danse grecque est assez éloignée, quoi que l’on en ait dit ; la danse grecque était loin d’être libre, et l’orchestique (danse pure) avait ses « canons » tout comme la musique et la poésie. Ce retour aux sources, ce « retour à la nature », aux rythmes essentiels, n’a pas, chez Isadora Duncan, de racines profondes. Sa révolte, sa libération ne sont pas issues de théories esthétiques. Son art est avant tout personnel et par là même intransmissible. Instinctive, passionnée, se laissant guider par sa subjectivité, elle accomplit une sorte de révolution. Grâce à elle, la danse est accessible à « toutes » les femmes — il ne faut pas oublier le préjugé très défavorable qui pesait sur les danseuses au début du xxe s. — et apparaît comme une véritable expression, une véritable libération du corps humain.