Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

corps (image du) (suite)

Nous venons de voir que la théorie psychanalytique s’établit sur une certaine image du corps ; qu’en est-il de la clinique ? La cure met sans cesse en évidence l’existence et la prévalence de « fantasmes inconscients ». À l’opposé des fantasmes conscients, constatables dans les rêveries diurnes, les fantasmes inconscients ne peuvent être que la conclusion d’une construction : « tout se passe comme si » le patient se vivait engagé dans tel drame, avec les images parentales en particulier. Et surtout, tout se passe comme si le patient se vivait dans telle « anatomie fantastique », telle forme corporelle qui n’a que des rapports indirects avec le corps réel. La question des stades de l’évolution libidinale, par exemple, relève d’une telle anatomie. On sait que la psychanalyse a mis en évidence des modes prégénitaux de l’organisation libidinale, dans lesquels les pulsions sexuelles partielles trouvent leur satisfaction en se centrant sur des « zones érogènes » : il s’agit, successivement, de la zone orale, puis anale, urétrale et phallique, avant que le primat de la génitalité ne vienne unir les pulsions partielles. Or, ce qui est habituellement considéré comme une simple évolution génétique, à l’égal de l’évolution motrice ou intellectuelle, se révèle dans la cure être des modes d’organisation toujours vivaces, toujours agissants, dans les névroses bien sûr, mais aussi chez l’homme dit « adulte et normal. » Ils donnent lieu à des constructions fantasmatiques dans lesquelles le corps est vécu de la façon la plus « bizarre ». Ainsi, le corps fantasmatique oral est essentiellement une bouche, un réceptacle ; c’est aussi un sein, et c’est la complémentarité des deux, et la négation de leur séparation possible ; le corps de l’organisation anale est un contenant, habité d’objets à la fois dangereux et précieux ; et il est aussi un tuyau évacuateur dispensant des objets — qui sont en même temps des parties du corps — à la fois précieux et explosifs... F. Dolto, à partir de l’analyse des enfants, a donné, après Mélanie Klein, une idée assez suggestive de ces phénomènes. Ces fantasmes corporels transparaissent en partie dans certaines productions graphiques des tout jeunes enfants. Mais c’est peut-être dans les productions littéraires d’écrivains ou de poètes du fantastique, tels J. L. Borges, G. Bataille, H. Michaux, que l’on trouve les intuitions les plus parlantes de telles images du corps.

Certains auteurs ont tenté de donner à cette image du corps un statut théorique, tels P. Fédern et surtout P. Schilder. Ce dernier a consacré l’un de ses principaux ouvrages (1935) à l’étude de l’image du corps ; la partie centrale de son ouvrage étudie la « structure libidinale » de cette image. C’est, en effet, pour lui, « la libido qui mettra en forme l’agrégat des données sensorielles ». Puis il envisage une « sociologie » de l’image du corps, qui est en fait une interpsychologie : les images corporelles ne sont pas isolées, on peut constater qu’au niveau même du fantasme elles interagissent, s’empruntent ou se prêtent, par projection ou introjection, des éléments, ou même peuvent s’interpénétrer complètement.

Depuis l’ouvrage de P. Schilder, la notion d’image du corps a peu progressé dans les travaux psychanalytiques. J. Chasseguet-Smirgel en fait état dans une étude récapitulative (1963). Elle oublie cependant, ce faisant, de faire état de l’apport primordial de Jacques Lacan* avec la notion de « stade du miroir ». Ce que Lacan vise, c’est la constitution même de l’image du corps. Partant de la constatation de la prématuration humaine, de l’inachèvement de l’enfant, de son incapacité perceptive originelle et retrouvant dans les fantasmes psychotiques en particulier l’idée d’un corps morcelé, en pièces, Lacan émet l’hypothèse d’un moment particulier : celui où, grâce à la maturation visuelle, à travers l’image du corps maternel et des sensations relatives au corps propre qui lui sont liées, l’ensemble des images jusque-là dispersées que l’enfant peut avoir de son corps viendra à brusquement s’unifier, ce dont attestent à six mois environ la brusque attention et la jubilation de l’enfant devant le miroir.

Tant à travers l’évolution de la théorie freudienne que dans la conception schilderienne des rapports entre les bases physiologiques et la structure libidinale, ou la notion lacanienne de stade du miroir, apparaît avec insistance l’idée d’un moment constitutif de l’image du corps qui serait de l’ordre d’un passage du corps biologique au corps dans le fantasme. C’est là qu’il nous faut maintenant en venir.


Les rapports entre le schéma corporel et l’image du corps ; la constitution symbolique et la notion d’étayage

Nous avons vu que, très rapidement, la théorie freudienne abandonnait toute considération tablant sur le corps biologique pour ne plus considérer que le corps dans sa reprise fantasmatique, dans le champ de la sexualité. La notion de moi, dans le même temps, venait prendre la place tenue jusqu’alors par le corps biologique. Cette filiation entre corps biologique et moi est à plusieurs reprises réaffirmée par Freud ; en particulier, de façon brève et unique, mais très précise, dans le Moi et le ça (1923) : « Le moi est avant tout, dit-il, un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface. » Et, dans une note ajoutée en 1927 et qui atteste la poursuite dans le temps de la même conception, il ajoute : « Le moi est en dernier ressort dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui naissent de la surface du corps. Il peut aussi être considéré comme une projection mentale de la surface du corps, à côté du fait [...] qu’il représente la superficie de l’appareil mental. »

Les termes projection, dérivé marquent à la fois une filiation et une distance. Dès le début de son édification théorique, Freud avait tenté de rendre compte de ces rapports entre le corps biologique et le corps dans le fantasme : en particulier en montrant que les pulsions sexuelles partielles suivaient des directions et adoptaient des objets qui leur étaient indiqués par les pulsions d’autoconservation. Ainsi, l’objet dont le nourrisson attend la satisfaction vitale, l’apaisement de sa faim, à savoir le sein, est aussi l’objet privilégié de la pulsion orale. Mais est-ce du même sein qu’il s’agit ? Oui et non : il est l’objet réel d’où doit provenir la satisfaction réelle, mais il est aussi, en même temps, et bien longtemps après — peut-être toujours ? —, l’objet fantasmatique du désir ; quel est le rapport entre ces deux statuts de l’objet ?