Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

changement social (suite)

Voici une observation recueillie par un anthropologue américain, Wallin. Dans un village de la côte péruvienne (près de Nazca) affligé par une condition sanitaire déplorable, le ministère de la Santé publique organise une campagne tendant à amener les paysans à ne boire que de l’eau bouillie pour les mettre à l’abri des risques d’infection microbienne. En effet, les points d’approvisionnement sont tous contaminés et les possibilités de forer des puits sont extrêmement réduites à cause de l’aridité de la région. Les agents du ministère de la Santé commencent par lancer une grande campagne d’information : l’échec est total. En fait, les paysans, littéralement, ne comprennent pas ce que médecins et infirmières leur expliquent concernant le rôle des microbes dans la propagation de la maladie. Plusieurs expriment le plus profond scepticisme quant à l’existence même des microbes : que sont donc ces bestioles que l’on ne voit, ni ne touche, ni ne sent et qui, pourtant, parviennent à survivre, sans être « noyées » dans l’eau où elles sont censées vivre ? En fait, toutes les conceptions médicales de ces paysans sont commandées par des catégories, dépourvues de sens au regard de la médecine moderne, comme les couples de contraires, comme le froid et le chaud. Par exemple, la viande de cochon est « froide », l’eau bouillie est « chaude », tandis que l’eau non bouillie est froide. En outre, selon la médecine populaire, les extrêmes doivent être évités. S’agissant de l’eau bouillie, qui est réputée très chaude, son usage n’apparaissait justifié aux paysans qu’en cas de maladie, ou plutôt de certaines maladies, comme celles qui sont censées se produire dans les « terres basses » et qui affligeraient tout spécialement les gens originaires des « terres hautes ». Pour le reste, l’eau non bouillie constitue la boisson normale. Ajoutons, pour achever de caractériser la situation, que les propagateurs de l’idée moderne de contamination microbienne sont perçus par les paysans non seulement comme des étrangers (« ils viennent de la ville et ont été instruits dans les écoles »), mais encore, en raison de leur association avec le ministère de la Santé, comme des individus suspects et dangereux, comme tous les agents des pouvoirs publics, dont l’apparition dans le village coïncide en général avec des brimades, des exactions, des contraintes et des interférences de toutes sortes.

C’est pourquoi, dans le cas analysé par Wallin, la méthode du changement planifié échoue. Médecins et infirmiers sont tenus à l’écart, traités comme des indésirables devant lesquels toutes les portes se ferment.

L’observation de Wallin a d’abord le mérite d’appeler l’attention sur l’importance du statut des diffuseurs de l’innovation, pour expliquer l’échec de leur tentative. Il suffit de considérer la situation des fonctionnaires dans un village péruvien, tout ce qui les désigne comme des intrus et des suspects, pour comprendre que la qualité de représentants des pouvoirs publics leur rend particulièrement malaisée la communication avec les paysans, auxquels ils prétendent apporter une règle d’hygiène, pour nous banale, mais pourtant essentielle. Quant au message lui-même — la transmission microbienne par l’eau non bouillie —, il est incompréhensible pour des gens qui relèvent d’un système de croyances où l’asepsie n’a pas de sens. A contrario, l’échec de cette tentative conduit à l’hypothèse qu’une condition du succès pour les diffuseurs d’innovation, c’est qu’ils occupent dans le groupe une position d’intermédiaires et de relais.

Le cas que l’on vient d’évoquer concerne un pays en voie de développement, mais l’interprétation qu’il suggère est confirmée par toute une série de travaux classiques sur la manière dont se propagent dans nos propres pays les innovations en matière agronomique. Ceux qui sont accessibles à ces innovations sont en général des gens relativement jeunes, pourvus d’un niveau d’éducation supérieur à celui de la moyenne, fortement exposés à l’influence des mass media, occupant dans la communauté une position de prestige qui les distingue de la strate des propriétaires traditionnels comme des petits exploitants parcellaires, disposant de quelques moyens propres qui leur permettent de prendre des initiatives et des risques. À ce portrait classique, Henri Mendras ajoute une touche intéressante. Il observe que, dans les campagnes françaises au moins, l’innovateur a été souvent un notable qui « vivait dans le monde extérieur autant et parfois beaucoup plus que dans le monde intérieur ». Mieux informé que le simple laboureur, le « notable », noble ou bourgeois, non seulement est le premier à innover, mais encore, en raison des ressources qu’il contrôle directement ou des crédits qu’il peut mobiliser, est en mesure de pousser l’initiative qu’il a prise jusqu’à ce qu’elle rencontre le succès. Il devient alors pour le reste du village ou du canton l’exemple sur lequel les agriculteurs, moins audacieux ou moins bien pourvus, prendront modèle.

L’analyse du changement en milieu agricole permet de reconstituer les étapes qui, de la décision prise par le chef d’exploitation, conduisent à son exécution effective par ses fermiers ou métayers, ses salariés ou les membres de sa famille. Les historiens ont attiré l’attention sur les résistances qu’a suscitées dans les communautés villageoises d’Europe, vers la fin du xviiie s., la révolution agricole, caractérisée par l’usage des engrais, des fourrages artificiels, par la pratique des clôtures (enclosures), l’abandon de la jachère et de la vaine pâture de la part des paysans privés de leurs moyens de subsistance traditionnels. Pour mettre en accord les formes d’exploitation avec les exigences de la nouvelle technologie agricole, il a fallu briser ce qui subsistait des traditions communautaires. Et, dans le cas de la France de la fin du xviie s., cet avènement d’un nouvel ordre juridique s’est accompagné d’une crise d’une extraordinaire ampleur, qui bouleversa l’ordre social de fond en comble. Mais, dans des circonstances moins dramatiques, il arrive que le changement soit effectivement empêché, soit parce que les individus ou les groupes qui en redoutent les conséquences sont en mesure par leur « veto » de faire reculer ceux qui en ont pris l’initiative, soit parce que ces derniers, en ayant jugé les conséquences trop coûteuses, y ont eux-mêmes renoncé. Supposons, par exemple, qu’un aménagement nouveau et beaucoup plus efficace de l’exploitation familiale ait pour condition que la femme du paysan consacre, au détriment de la cuisine ou du ménage, une fraction encore plus grande de son temps à l’entretien de la basse-cour ou de l’étable. Il se peut que cette combinaison économiquement plus avantageuse ne soit pas retenue, même si elle n’exige pas un effort supplémentaire, simplement parce que les activités du foyer ont dans le rôle traditionnel une très haute priorité.