Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cézanne (Paul) (suite)

Combinant ses diverses expériences, le peintre en vient à jouer, avec une liberté de plus en plus grande, de ces couples de tension que sont rigueur et lyrisme, stabilité et mouvement, exactitude et déformation. La composition au Vase bleu (v. 1883-1887, Louvre) fonde ainsi sa richesse, son aisance, sur la coordination d’un ensemble de moyens complexes (notamment une subversion « équilibrée » des verticales et des horizontales), tandis que les échelonnements subtils, la scansion et l’arabesque de la Montagne Sainte-Victoire au grand pın (v. 1885-1887, Londres, institut Courtauld) suggèrent un espace dilaté, à la fois distant et proche, idéal et vivant.

Vers la fin des années 1880, Cézanne, qui a appris à fondre dans le paysage les silhouettes prétextes de ses Baigneurs et Baigneuses, s’attaque, à côté de nombreux autoportraits, à des compositions aux personnages individualisés, qu’il est maintenant en mesure de lier à l’atmosphère environnante. Si les procédés de construction utilisés dans le Mardi gras (1888, Moscou, musée Pouchkine) créent un espace quelque peu artificiel, d’ailleurs approprié à l’imaginaire du sujet théâtral, la série des Joueurs de cartes (entre 1885 et 1892) atteint une plénitude classique, du moins dans la version du Louvre, à deux personnages seulement. Un réseau de tensions compensées donne son équilibre à cette œuvre réduite à l’essentiel, toute de calme énergie et d’harmonie monumentale. Mais Cézanne garde toujours en lui, au-delà de cet humanisme serein, les ressources d’une vie plus explosive, d’une plus grande exaltation.


Synthèse « lyrique »

C’est durant les années 1888-1895 que l’idéal « constructif » devient une donnée suffisamment assimilée, sous-entendue, pour laisser libre cours à d’autres impulsions, à l’éclatement de la couleur et parfois à un baroquisme qui peut être opulence mais aussi, parfois, expression d’angoisse. Dans le Garçon au gilet rouge de la collection Bührle à Zurich (v. 1890-1895), le schéma abstrait s’habille d’un coloris brillant, et la touche nerveuse, le modelé délicat du visage, l’extraordinaire vibration de certains contours (tracés intermittents ou redoublés) donnent toute sa vie au jeune modèle. Cette nouvelle liberté de la touche et l’ouverture des formes à l’espace ambiant donnent aux toiles de l’époque une apparence de facture rapide, spontanée — en dépit des innombrables séances de pose que l’artiste impose à ses modèles, se plaignant sans cesse de ne pouvoir « réaliser » —, et cela peut être rapproché de l’importance prise par l’aquarelle dans l’œuvre de Cézanne : technique permettant la notation rapide des sensations chromatiques, elle tend alors à supplanter le dessin. Chargées de symbolisme comme la Nature morte à l’Amour en plâtre (v. 1895, institut Courtauld), austères ou enrichies de lourds rideaux chamarrés, les natures mortes reflètent avec perfection tout l’acquis de cette période ; elles sont d’ailleurs pour beaucoup dans le courant d’admiration qui commence à se dessiner à l’égard du peintre.

À partir de 1900 et jusqu’à sa mort, Cézanne se consacre aux trois toiles des Grandes Baigneuses, qui illustrent son ambition de renouer avec les grandes compositions de la peinture classique. Le nu féminin n’a plus d’autre raison d’être que de concourir à l’édification de l’œuvre en tant que système construit et rythmé de formes et de couleurs ; et c’est à partir de cette condition technique réalisée que l’image cézannienne peut s’amplifier dans une sorte de symbiose universelle, incluant l’espace du réel comme celui de la pensée. Un accord de la connaissance rationnelle et du lyrisme, du minéral et du végétal, de la pérennité et de la vie s’affirme dans les toiles de Bibemus et du Château Noir, pour culminer dans le jeu de taches et de facettes des dernières Sainte-Victoire, qui semblent procéder d’un véritable sentiment cosmique.

« Je suis le primitif d’un art nouveau », disait Cézanne à la fin de sa vie. Et, assurément, il est au premier rang des initiateurs de cette « peinture pure », débarrassée du concept d’imitation, dont il ne faut pourtant pas oublier que, loin d’être close dans son formalisme, elle s’ouvre chez lui sur tout un monde d’implications psychiques, de prolongements imaginaires. Si, à côté d’un Matisse* ou d’un Kandinsky*, ses admirateurs les plus zélés (Émile Bernard, Maurice Denis, Henri Lhote) ne furent pas — et cela se conçoit — les plus grands, son message s’est révélé assez multiforme pour irriguer, dans un vaste flux, la plupart des domaines prospectés après lui. Par l’intermédiaire de Gauguin* (auquel il reprochera de n’avoir fait « que des images chinoises » !), il influence les nabis* et le fauvisme* ; son précepte sur le traitement de la nature « par le cylindre, la sphère et le cône » se répercute dans le cubisme*, qu’il n’eût sans doute pas approuvé ; son traitement de la couleur est mis à profit par Delaunay* et le Blaue* Reiter ; l’expressionnisme* même a des dettes envers lui, et bien sûr l’art abstrait, dans ses manifestations les plus dissemblables.

Au total, et bien que la lente maturation de son œuvre contraste avec les caprices de notre temps, c’est peut-être sa conception de l’art comme perpétuelle recherche sur ses moyens et son contenu propres qui a donné à Cézanne une place majeure dans la sensibilité du xxe s.

G. G.

➙ Impressionnisme.

 E. Bernard, Souvenirs sur Paul Cézanne (la Révolution esthétique, 1921). / J. Gasquet, Cézanne (Bernheim jeune, 1921). / R. Huyghe, Cézanne (Plon, 1936). / L. Venturi, Cézanne, son art, son œuvre (Catalogue raisonné) [A. Weber, 1936 ; 2 vol.]. / P. Cézanne, Correspondance, recueillie par J. Rewald (Grasset, 1937). / F. Novotny, Cézanne und das Ende der wissenschaftlichen Perspektive (Vienne, 1937). / J. Rewald, Cézanne, sa vie, son œuvre, son amitié pour Zola (Albin Michel, 1939). / E. Loran, Cézanne’s Composition (Berkeley, Calif., 1943 ; 3e éd., 1963). / B. Dorival, Cézanne (Tisné, 1948). / L. Brion-Guerry, Cézanne et l’expression de l’espace (Flammarion, 1950 ; 2e éd., 1966). / M. Schapiro, Paul Cézanne (New York, 1952 ; trad. fr., Nouv. éd. fr., 1956). / G. Schmidt, Aquarelle von Paul Cézanne (Bâle, 1952). / M. Raynal, Cézanne (Skira, 1954). / K. Badt, Die Kunst Cézannes (Munich, 1956). / H. Perruchot, la Vie de Cézanne (Hachette, 1956). / G. Berthold, Cézanne und die alten Meister (Stuttgart, 1958). / Cézanne (Hachette, 1966). / R. W. Murphy, The World of Cézanne (New York, 1968). / M. Hoog, l’Univers de Cézanne (Screpel, 1971). / J. Siblik, Paul Cézanne. Dessins (Cercle d’art, 1972). / Cézanne (Screpel, 1974). / Tout l’œuvre peint de Cézanne (Flammarion, 1975).