Bloy (Léon) (suite)
À l’écart se dresse Bloy. Il n’est, dans son égocentrisme biblique, d’aucun parti, hors celui du saint chambardement. Assoiffé d’absolu, du haut de sa misère il vitupère tous ceux qui eurent le malheur de le décevoir (Propos d’un entrepreneur de démolitions, 1884). Quant aux athées, aux puissants, aux hypocrites, aux cupides, aux catholiques assoupis, il les réunit dans une même haine de la bourgeoisie qui a trop entendu Guizot. Il exerce sur elle, sans aucune rémission, son génie satirique. Sa haine du matérialisme bourgeois rejoint celle des écrivains qui, de Vigny à Péguy, ont flétri l’esprit attaché aux uniques valeurs matérielles. Avec Bloy, la critique atteint une dimension nouvelle. Elle passe du plan de l’esprit au plan de la spiritualité. Ignorance et bêtise tourmentent moins le visionnaire que ne l’angoisse le sort des âmes qui se détournent de Dieu et se perdent dans leur médiocrité. Dans cette optique, les Histoires désobligeantes (1894) prennent aujourd’hui une résonance particulière. Inscrites dans la tradition des Contes immoraux, des Chants de Maldoror ou des Diaboliques, elles constituent un virulent témoignage sur le matérialisme d’une époque. Par-delà la critique impitoyable mais religieuse des monstruosités cachées sous une façade de bon aloi, elles soulignent l’étroite interdépendance des êtres humains, qui fait que tout acte, bon ou mauvais, a une répercussion sur le prochain. Elles tendent à susciter la soif du « bien » par l’excès même des horreurs qu’elles décrivent.
Croisé des Temps modernes, pourfendeur des ennemis de Dieu, contestataire avant l’heure, Bloy se lance à l’attaque de tous ceux qui ont perdu le sens du divin et contre tout ce qui a fait que la France, fille aînée de l’Église, est devenue « la fille aînée de Gambetta », comme il l’écrit dans la première partie de l’Exégèse des lieux communs (1902). À ses yeux, Dieu est toujours vivant, mais l’Église, que sclérose sa hiérarchie séculaire, croit le trouver dans la poussière des traités de théologie. Il la stigmatise donc pour la défendre contre elle-même. Son Journal (1892-1915) est jalonné de jugements sur le clergé, parfois sur Dieu lui-même, et les écrivains catholiques, amis, ennemis, ultramontains ou libéraux, subissent pareillement ses foudres. Mais pas plus qu’il ne se révèle historien quand il écrit le Révélateur du globe (1884), la Chevalière de la Mort (1891) ou l’Âme de Napoléon (1912), on ne saurait dire qu’il a fait œuvre de théologien, ou même de doctrinaire. Il lui manque pour cela la froideur de la raison, l’objectivité du jugement. Bloy demeure un romantique tout pétri de l’excès de ses passions qu’illustrent si bien ses romans le Désespéré (1886) ou la Femme pauvre (1897), ou, dans un autre ordre d’idées, le Salut par les Juifs (1892).
La personnalité de Bloy dérouta son époque, qui trouva commode, entre les moindres insultes, de traiter cette « pierre de scandale » d’« hystérique ». Maintenant que se sont apaisés les remous suscités par la violence de ses diatribes, que s’est décanté un langage dont les écarts atteignent parfois à la calomnie véritable, le génie satirique de Bloy peut prendre toute sa valeur. Le critique distingue mieux que le pamphlet lui est « une cuirasse, une armure pour protéger le missionnaire ». À travers la richesse inépuisable de son vocabulaire et la fougue de son style, chacun peut aujourd’hui apprécier la lucidité de son jugement. Ce « siècle excédé, avachi, agonisant » allait bien aux pires catastrophes, ainsi que l’avait prévu ce visionnaire, qui semblait pressentir aussi les convulsions que connaîtrait l’Église du xxe s.
D. S.-F.
J. Bollery, Léon Bloy, essai de biographie (A. Michel, 1947-1954 ; 3 vol.). / A. Béguin. Léon Bloy, mystique de la douleur (Labergerie, 1948). / S. Fumet, Léon Bloy (Plon, 1967). / G. Dotoli, Situation des études bloyennes (Nizet, 1970).