Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bello (Andrés) (suite)

C’est au Chili que Bello accomplit son œuvre la plus considérable. Engagé en 1829 par le gouvernement de ce pays pour y former une élite qui lui fait cruellement défaut au lendemain des guerres de l’indépendance, Bello va prendre en main le destin du pays, auquel il unira en quelque sorte sa propre destinée. Le Chili lui doit en premier lieu son université (fondée en 1842), pour laquelle Bello, en humaniste, propose un programme d’enseignement complet, physique, intellectuel et moral. (« Toutes les facultés humaines, écrit-il, forment un système dans lequel il ne peut y avoir de régularité et d’harmonie sans le concours de chacune d’elles. ») Il lui doit également son Code civil, promulgué en 1855, qui servira de fondement juridique aux nouveaux États américains. Bello s’impose aussi comme spécialiste du droit international dans ses Principes de droit des gens (1832), et comme grammairien par sa célèbre Grammaire castillane (1847).

Attaché aux valeurs traditionnelles de la culture hispanique, mais cependant largement ouvert aux idées nouvelles, homme du xviiie s. mais influencé par les doctrines toutes récentes de Bentham, Bello appartient à une époque de transition qui, du rationalisme éclairé, débouche sur le romantisme révolutionnaire et cherche un équilibre.

J.-P. V.

 M. L. Amunàtegui, Vida de Andrés Bello (Santiago, 1884). / R. L. F. Durand, la Poésie d’Andrés Bello (Libr. des éd. espagnoles, 1961). / R. Caldera, Andrés Bello (trad. de l’esp., Seghers, 1972).

Bellow (Saul)

Écrivain américain (Lachine, Québec, 1915).


Il naît au Canada, de parents juifs qui avaient émigré de Russie en 1913. Sa famille s’installe dans la communauté juive de Chicago en 1924. Saul Bellow fait des études de sociologie et d’anthropologie à l’université de Chicago. Il enseigne dans le Minnesota, à New York, à Princeton, avant de devenir professeur de sociologie à l’université de Chicago. Pour ses romans, il obtient deux fois la plus haute distinction américaine, le National Book Award : en 1954 pour les Aventures d’Augie March et en 1965 pour Herzog. Il est également titulaire du Prix international de littérature en 1965.

Ce succès peut paraître paradoxal. Romancier de facture classique, peu tenté par les techniques expérimentales, Bellow ne sacrifie ni à la mode ni à la publicité. Par ailleurs, ses héros n’incarnent pas les vertus de dynamisme, d’optimisme, d’esprit d’entreprise qu’on prête traditionnellement aux Américains. Ce sont au contraire des hésitants, des inquiets, des isolés, voire des ratés. Le succès de Bellow s’explique précisément parce qu’il exprime une certaine inquiétude de la conscience américaine, qui met en question les valeurs traditionnelles de la mythologie nationale. Cette crise explique la très large audience que rencontrent, dans les années 1950 et 1960, des écrivains qu’on désigne parfois improprement sous le nom d’école juive. Il n’y a pas d’« école juive » du roman américain. Mais, comme Salinger, Bruce Jay Friedman, Bernard Malamud, Philip Roth, Mailer, Saul Bellow est un écrivain profondément marqué par la communauté juive où il né. Comme ses héros, il se sent « minoritaire », isolé, presque « étranger ». C’est ce qui, paradoxalement, le rend représentatif de l’Amérique des années 1950-1960. Romancier juif, Saul Bellow commence à écrire au moment où, selon l’expression de Leslie Fiedler, « le juif cesse d’être considéré en Amérique comme un étranger, et où il est en train de devenir l’incarnation même du mythe de l’Américain moderne ».

Le succès de Saul Bellow reflète une évolution et une crise de la conscience américaine que sociologues et psychologues ont analysées par ailleurs : David Riesman dans la Foule solitaire, Allen Wheelis dans la Crise d’identité, Vance Packard dans les Obsédés du standing, Peter Viereck dans l’Homme désadapté. Le héros type de Saul Bellow est effectivement un homme « mal adapté », cherchant son « statut » et son « identité » parmi la « foule solitaire ». Humaniste et moraliste, Saul Bellow s’interroge et met en doute les valeurs d’une civilisation où le progrès aliène autant qu’il libère. Entre la culture humaniste et la civilisation scientifique, il y a une solution de continuité qui entraîne un désarroi, qui est le sujet même des œuvres de Saul Bellow : « La technologie, écrit-il, a créé la conscience individuelle mais rien pour la remplir. »

Dans cette situation historique, l’inquiétude du « minoritaire » — juif ou noir — tend à devenir le symbole de l’inquiétude générale. Comme si le paria était plus homme que les autres. Comme si le paradoxe de la condition juive éclairait celui de la société moderne, désintégrée en autant de minorités qu’il y a d’individus. Comme si la « foule solitaire » était une myriade de petits ghettos, où chacun, étranger à soi-même et aux autres, était en quête de son identité. Avec Bellow, la conscience juive est devenue l’incarnation de la « conscience malheureuse ».

Le premier roman de Saul Bellow, Dangling Man (l’Homme de Buridan), publié en 1944, met en scène un indécis, incapable de s’engager et d’entreprendre. C’est le journal d’un jeune homme de Chicago, appelé Joseph comme le héros de Kafka et né au Canada en 1915, comme l’auteur. Du 15 décembre 1942 au 9 avril 1943, il attend. Il a quitté son travail ; il n’est pas encore incorporé dans l’armée. Il est en sursis, « dangling » : en suspens. C’est « l’Homme de Buridan », qui se meurt d’indécision. Homme de gauche, déchiré par le pacte germano-soviétique, il ne croit plus à rien. Il attend d’être « appelé », d’être « entre d’autres mains », délivré de soi-même. Vive l’enrégimentation !

En 1947, son second roman, The Victim (la Victime), inscrit ce problème de la personnalité dans un cadre plus nettement juif. Le problème de l’antisémitisme y est abordé franchement, sans concession. Albee, un Américain non juif, à force de persécuter un juif, de lui prendre son emploi, son épouse, sa maison, finit par lui prendre ses complexes, et par s’identifier à sa victime. Malgré les apparences, le roman ne traite pas du racisme. Saul Bellow prend le contre-pied des écrivains américains qui, même quand ils critiquent les vices de la société, croient au progrès, aux réformes. Bellow, lui, reprend la vieille idée slave que la société n’est pas l’élément naturel de l’homme, parce que l’homme a une âme que la société ne peut pas satisfaire. Bellow, qui cite volontiers les écrivains russes et qui a écrit une préface à Dostoïevski, dénonce la relativité des valeurs sociales et prêche l’indépendance de l’esprit engagé dans sa propre quête.