Bacon (Francis) (suite)
« Une difficulté d’être »
Il est remarquable que ces disciples, qu’il n’a point désiré avoir, se soient orientés vers un art de contestation sociale. Or, si de toute évidence l’œuvre de Bacon est une protestation véhémente, celle-ci vise, très au-delà des structures économiques et sociales, ce que l’on pourrait nommer, selon le mot de Fontenelle mourant, « une difficulté d’être ». Non qu’un personnage comme Bacon s’accommode le moins du monde de l’état de choses existant : son homosexualité, notamment, contribue à fortifier en lui le sentiment d’être étranger à sa propre vie, en décalage par rapport à elle, à jamais irréconcilié. De même, les êtres qu’il représente sont des inadaptés irrémédiables, dont aucune société avant longtemps ne sera en mesure d’assurer l’accès à « la vraie vie » souhaitée par Rimbaud. Leur malheur est fondamental, puisqu’il consiste d’abord dans le fait d’être. Ainsi en va-t-il aussi bien de l’Enfant paralytique marchant à quatre pattes (1961) que d’un Van Gogh à demi dissous dans les rayons de lumière (la gloire du malheur) ou du pape Innocent X dont l’assurance et la majesté fondent comme neige au soleil. Que leur misère soit réelle ou infligée par le peintre à leur effigie, elle est, dit Bacon, « cette sorte de blessure qui me permet, je crois, d’énoncer plus clairement leur réalité essentielle ». Afin de cerner avec plus de précision cette « réalité essentielle », Bacon s’est progressivement allégé des situations dont la signification pathétique est donnée d’avance et risque par conséquent d’obscurcir sa démarche créatrice. Au thème traditionnel de la Crucifixion, par exemple, il préférera un personnage assis sur un siège de w.-c. ou, plus simplement encore, un visage en gros plan.
« La minute de vérité »
Pourtant, il semble que ce soit lorsque le personnage est non seulement entier, mais, de plus, situé à l’intérieur d’un décor même sommaire (par exemple couché sur un divan, le mur et le sol apparents), que la peinture de Bacon atteigne à son maximum d’efficacité. Un certain espace est nécessaire, ne serait-ce que pour accuser l’isolement, l’étrangeté de chaque individu, qui donne toujours l’impression d’avoir bougé pendant que le peintre l’observait. Bacon, utilisant des photos comme base de son travail, pense que la stabilité de la photographie nette est contraire à la vérité de sa peinture, qui trouve par contre son bien dans le flou ou dans certains instantanés révélateurs d’aspects cachés, souvent monstrueux, des êtres. L’analyse photographique du mouvement par Eadweard Muybridge, le gros plan de la nurse à l’œil crevé au bas des marches d’Odessa dans le Cuirassé « Potemkine » d’Eisenstein, des photographies de Hitler et de Pie XII ont joué un rôle initial aussi important pour lui que le masque mortuaire de William Balke ou le Pape Innocent X de Vélasquez. La photo est ainsi devenue d’un usage systématique chez Bacon, qui, sur ce plan-là aussi, a fait école, y compris par la faveur faite aux macules et rayures provenant du tirage photographique ou de l’impression. Ce qu’il tente de saisir, c’est « la minute de vérité », comme on dit en tauromachie, où ces instruments d’observation que sont l’œil humain et son prolongement, l’objectif de l’appareil photographique, se trouvent pris en défaut, ce qui se traduit par une incertitude de l’enregistrement et du jugement. À partir de ce qui se dérobe se révèle la vérité des êtres. Telle est en tout cas la certitude qui anime Francis Bacon, aidé d’une palette somptueuse comme d’une mise en page tout particulièrement susceptible de mettre en valeur l’inguérissable malaise des individus noués sur eux-mêmes.
J. P.
➙ Figuration (nouvelle).
R. Alley et J. Rothenstein, Francis Bacon (Londres, 1964). / D. Sylvester et M. Leiris, Bacon (Maeght, « Derrière le miroir », 1966). / Francis Bacon, catalogue d’exposition (C. N. A. C., 1971).